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REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 44I

en épouser de l'intérieur, en artiste, la vie imprévisible ; l'historien homme d'État sera porté à composer sa con- duite comme Voltaire composait ses vers tragiques avec des centons de Racine ; l'homme d'Etat historien sera aussi gauche et aussi dépaysé pour écrire sa propre histoire que l'eût été Victor Hugo pour rédiger une analyse critique du Satyre ou que l'était Rodin pour « expliquer » ses marbres. Pour qu'il fît, comme Saint-Simon, un tableau des groupes humains parmi lesquels il a vécu, il faudrait que l'homme d'Etat les eût connus, comme Saint-Simon, de façon libre et désintéressée. L'art, la « finalité sans fin » est à ce prix. Mais il les a connus au contraire de façon pratique, pour s'en ser- vir. Il n'est homme politique que parce qu'il est capable de l'effort d'abstraction qui d'un homme complet et vivant lui fait isoler et considérer un seul ressort, celui qu'il peut incorporer à l'armature de l'Etat. C'est la grande force d'un Richelieu ou d'un Napoléon. Richelieu était probablement très sincère lorsqu'à son lit de mort il répondit (si cette légende est vraie) à la question de son confesseur : « Par- donnez^vous à vos ennemis ? — Je n'en eus jamais d'autres que ceux de l'Etat. » Il en était arrivé à voir les hommes sous la catégorie des services qu'ils pouvaient rendre ou des dommages qu'ils pouvaient porter à l'Etat. Mais si Saint- Simon eût vu ses amis et ses ennemis sous cet angle, il n'eût jamais écrit ses mémoires. M. Léon Daudet nous fait sourire quand, dans la préface d'un volume de Souvenirs où ses enne- mis privés comme M. Jean Aicard et M. Hanotaux sont copieusement arrosés de prose pittoresque, il déclare n'avoir en vue dans ses exécutions que l'intérêt de la chose publi- que. A la Muse robuste des Mémoires on pourrait adresser les jolis vers du vieux Martian à sa fille dans la Piilchérie de Corneille :

Pour r intérêt public rarement on soupire

Si quelque ennui secret n'y mêle son martyre ;

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