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9^0 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

des surprises heureuses, et observons qu'elle est de nos grands écrivains le seul qui, depuis la guerre, se manifeste autre que nous ne le connaissions déjà, sans rien perdre de ses qualités d'antan. ^

Colette a achevé de découvrir le monde, l'homme, l'amour, elle-même. Elle ne va plus vivre la suite de ses expériences particulières devant nous ; elle va nous livrer un choix délibéré de son expérience globale. Le sujet de Chéri est mince et spécial, mais il a les dessous, les perspectives, les prolongements d'une nouvelle de Balzac, qui savait tout. Close dans sa féminité, Colette ne sait sans doute pas tout sur toutes choses, mais elle sait tout sur ce dont elle nous parle. Cerné par elle, son sujet ne s'évade pas ; elle nous en livre l'aspect^extérieur, toutes les facettes et le plus intime secret. Ce n'est que le réel, mais c'est le réel tout entier.

Si nous souhaitons des personnages plus fraternels que ceux de Chéri^ nous n'avons peut-être qu'à patienter un peu et à faire crédit à un écrivain qui a introduit dans notre litté- rature \z prose féniifuiie qui lui manquait.

Ce n'est que dans un siècle ou deux qu'on pourra doser avec quelque chance de précision l'apport de Colette dans la littéra- ture française. Aucune des femmes-prosateurs qui l'ont précédée, de Marguerite de Navarre à M""® de Staël et à George Sand, n'ont écrit autrement que des hommes. Colette a créé un style où s'équilibrent la mesure et la spontanéité, où l'adjectif a retrouvé toute sa valeur d'épithète, les alliances de mots une nouveauté musicale ou suggestive sans affé- terie, ni cubisme, stjde aussi propre à la description qu'à l'analyse, bref sans sécheresse, charnu sans redondance et dont la plus sûre valeur est de plonger ses racines dans le fonds même de notre terroir linguistique.

BENJAMIN CRÉMIEUX

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