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206 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

fois, sans lui, ce que nous n'eussions pas pu faire, n'eût été sa direction préalable et complaisante, avec autant de fruit, ni sans risquer de nous égarer. 11 nous apprend à voyager dans le domaine de la vie intérieure.

La particularité de M. Proust, c'est que, tout en étant minu- tieux comme on ne l'a, je crois, jamais été, il n'est pas méticu- leux. Sa pénétration extrême ne lui ôte ni le sens des ensem- bles, ni celui des relations. C'est proprement, si l'on y songe, une qualité extraordinaire. A propos d'une impression particu- lière, très intense, et très fouillée, il jette une vue générale, qui éclaire d'une lumière nouvelle un recoin jusqu'alors ignoré, non point de sa sensibilité personnelle, mais de l'âme. Il se pro- mène àxec assurance dans ces régions semi-obscures, dont d'autres avant lui avaient rendu sensibles, mais non intelli- gibles, les mouvements. Il est par là, un créateur — au sens inexact, modéré, humain et non divin du mot — qui donne l'existence à ce qui végétait, plus proprement un révélateur, qui lance un éclair dans la nuit, et sait en diriger la flamme. Un esprit fortement nourri, une mémoire prodigieuse (et la plus rare, celle des sentiments, des sensations, et de toutes leurs nuances, évoqués, non point à l'état isolé, mais dans le cadre même et les conditions qui ont provoqué leur naissance et permis leur épanouissement, mieux que par l'association for- tuite de circonstances accessoires passées et présentes, par l'ana- logie ou l'opposition naturelle que présentent avec un tel sentiment, telle sensation nouvelle, celui ou celle de jadis, et qui les ramènent à l'esprit, toutes vivantes, et non, par un jeu du hasard, désagrégées) une intelligence attentive permettent seuls de tels jeux. On pourrait assez justement le comparer à un bota- niste, dont la curiosité d'esprit passe de beaucoup la botanique, mais qui s'attache à cette science et utilise à son propos toutes les connaissances qu'il a. Etudiant une branche de fleurs, il n'en fait pas voir seulement l'enchevêtrement des fibres, le tissu du bois, les voiles des pétales et des feuilles ; il ne s'arrête pas au développement actuel de cette branche ; mais, par des moyens enchanteurs, il nous la montre, telle qu'elle était, encore en- close dans le bourgeon près d'éclater, et telle qu'elle sera, demain, presque flétrie ; et non seulement cela, mais telle qu'elle eût été, si, floraison d'automne, quelque miracle l'eût fait

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