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^66 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

la vie. Du reste, ce fut plusieurs dizaines d'années après lui que Napoléon trouva ses poètes ; ainsi sans doute en sera-t-il pour nos soldats. En attendant le grand poème épique, gardons-nous de traiter avec dédain les documents authentiques, directs, qui s'accumulent un peu plus chaque jour et qui redressent ou nuancent l'image sommaire et banale, presque toujours faussée dans un sens ou dans l'autre par la passion du moment, que nous gardons en nous du cataclysme, je n'en connais pas déplus pondéré, de plus humain, de plus français que celui dont un « humaniste », inconnu de nous hier, étranger jusqu'ici à la lit- térature, nous fait aujourd'hui présent et qui est exclusivement composé de fragments de lettres et dénotes cursives écrites dans la tranchée ou au repos, de mars à septembre 191 5, sur le front des Haut-de-Meuse. M. Paul Cazin, homme calme, fut arraché brusquement à ses livres, à VOdyssce, aux Psaumes, à Diogène Laërce, pour être précipité dans la guerre en qualité de sous- officier d'infanterie. Il appartenait à une catégorie d'intellec- tuels singulièrement réduite en ces temps de spécialistes, d'au- to-didactes et de primaires. Un « humaniste » ; j'ai dit le mot et il est inscrit sur la couverture. Nous imaginons aussitôt un homme séparé du siècle, vivant parmi des choses mortes et mort lui-même. Que non pas. Dans la fréquentation assidue et exclusive des anciens, il se trouve qu'il a cultivé ce qu'il y a de plus subtilement vivant en l'homme tel que l'a modelé notre civilisation : la simplicité, la sagacité, la bonté et cette indiffé- rence qui est plus exactement politesse et qui cache, par modes- tie, un fond de générosité, de foi et de courage commun du reste à la majorité des Français. L'humaniste, c'est « l'honnête homme » : celui qui ne ment pas, celui qui ne se fait pas meilleur qu'il est (ni plus mauvais non plus, comme cer- tains dilettantes pervers de la sincérité romantique) ; celui qui ne met pas son point d'honneur à fronder les idées reçues, mais qui ne se défend pas de les examiner à part soi (il s'en voudrait de leur faire tort en public, si elles sont utiles au grand nombre ) ; celui qui accepte l'adversité, qui ne s'en réjouit pas, mais qui s'en accommode ; qui fait son devoir jusqu'au bout, se demande pourquoi, mais le fait et ne voudrait pour rien au monde ne point le faire ; celui en un mot dont l'esprit critique, excessive- ment aiguisé, loin de paralyser son action, l'exalte -— et préci-

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