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LE VOITURIER 523.

Il m'arrivait de boire un bol de cidre avec Laudrel, et de causer. Il n'était pas très, très familier; il manquait de con- versation. Je lui disais : « Comment ça va ? » Et il me répondait d'un air embarrassé : « Par-ci par-là. » Pas grand'- chose de plus à en tirer.

Ce que je remarquais, ce que tout le monde pouvait remarquer, c'est qu'il maigrissait. Non que la nourri- ture lui fît défaut : il gagnait bien assez pour le manger d'un homme seul ; mais il avait l'air d'être rongé en de- dans.

Il était soigneux de son travail et allait régulièrement à l'église. On n'avait rien à lui reprocher sur le chapitre des femmes. Il donnait l'impression d'un homme vidé, absent ; un homme sans importance et sans poids.

Mais quelques mois passèrent et sa figure devint étrange, pour ceux du moins qui, comme moi, ont l'œil. Il marchait presque ployé en deux, accablé, tout pareil à un gars qui emporterait une maison sur son dos. Il tenait toujours la tête penchée et si fortement que son menton devait faire trou dans sa poitrine. Il m'arrivait de le ren- contrer allant à ses affaires ; je le prenais dans ma voiture. Il me disait : « J'ai un feu qui me travaille le dedans du corps. » Je lui répondais : « Il faut voir un médecin. » Mais lui hochait la tête pour dire non. Il prit, peu à peu, l'habitude de ce mouvement et ne cessa plus de hocher la, tète comme pour répéter mille et mille fois : « non 1 noo. 1 » -Je vais aller au court et vous dire ce qu'il advint environ un an après le retour de Laudrel.

Le savetier voyait assez souvent Ginest qui était berger à la Tomberie, et qui avait une maison moitié sur Berville, moitié sur le Teillement, un endroit où nous allons arriver dans moins de cinq minutes. Laudrel allait volontiers fumer une pipe auprès de Ginest, et ils causaient tous deux à ne rien dire, car si Laudrel était silencieux, Ginest n'était pas bavard. Il lâchait peut-être trois mots par jour, dont deux, pour ses chiens.

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