48 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
la tapisserie, suspendus deux par deux à la tète et à la queue de poissons de nacre et retenus par des fils d'or. Il me fut raconté, plus tard, que ma mère l'avait brodé en secret dans les premiers temps de son mariage ; le regard de mon père, le jour de sa fête, avait été buter contre, en entrant dans son cabinet. Quelle consternation ! Lui, si doux, et qui adorait ma mère, il s'était presque fâché :
— Non, Juliette ! s'était-il écrié ; non, je vous en prie. Ici je suis chez moi. Cette pièce au moins, laissez-moi l'ar- ranger moi-même, tout seul, à ma façon.
Puis rappelant à lui son aménité, il avait persuadé ma mère que l'écran lui faisait beaucoup de plaisir, mais qu'il le préférait dans le salon.
Depuis la mort de mon père nous dînions chaque dimanche avec ma tante Claire et Albert ; nous alliors chez eux et ils venaient chez nous, alternativement ; pour eux on n'enlevait pas les housses. Après le repas, tandis que nous nous mettions au piano, Albert et moi, ma tante et ma mère s'approchaient de la grande table, éclairée par une lampe à huile que coiffait un de ces abat-jour compli- qués comme on en faisait alors ; je crois qu'on n'en voit plus de pareils aujourd'hui ; une fois par an, à même époque, nous allions en choisir un nouveau, maman et moi, chez un papetier de la rue de Tournon qui en avait un grand choix ; ils étaient en carton opaque, mais qui, par des gaufrures savantes et des crevés, laissait passer des onglets de lumière à travers des papiers très minces et diver- sement colorés ; c'était féerique.
La table du salon était couverte d'un épais tapis de velours, bordé d'une très large bande de tapisserie laine et soie, qui, je crois, avait été l'œuvre patiente d'Anna et de ma mère, du temps qu'elles étaient rue de Crosne. El'e débordait la table et retombait sur les côtés, verticale, de sorte qu'on ne la pouvait admirer que de loin. Elle repré- sentait, cette bordure, une torsade de pivoines et de rubans, ou du moins de quelque chose de jaune et de contourné
�� �