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56 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Armand Bavretel ne vint passer chez nous que deux étés. L'été de 84 mes cousines ne vinrent pas non plus, ou que peu de temps, et, me trouvant seul à La Roque, je fréquentai Lionel davantage. Non contents de nous retrouver ouvertement le dimanche, jour où il était con- venu que je goûtais à Blancmesnil, nous nous donnions de vrais rendez-vous d'amoureux, auxquels nous courions furtivement, le cœur battant et la pensée frémissante. Nous avions convenu d'une cachette, qui nous pût servir de poste restante ; pour savoir où et quand nous retrouver nous échangions des lettres bizarres, mystérieuses, crypto- graphiées et qu'on ne pouvait lire qu'à l'aide d'une grille ou d'une clef. La lettre était déposée dans un coffret clos, lequeFcoffret se dissimulait dans la mousse, à la base d'un vieux pommier, dans un pré à l'orée du bois, à mi-dis- tance exactement entre nos deux demeures. Sans doute il entrait de la simagrée dans l'exagération de nos sentiments l'un pour l'autre, et comme eût dit La Fontaine « un peu de faste », mais nullement d'hypocrisie, et après que l'un à l'autre nous eûmes fait serment d'amitié fidèle, je crois que pour nous joindre nous aurions traversé le feu. Lionel me persuada qu'un pacte aussi solennel nécessitait un gage ; il rompit en deux un fleuron de clématite, m'en remit une moitié, garda l'autre qu'il jura de porter sur lui comme talisman. J'enfermai mon demi-fleuron dans un petit sachet brodé que je suspendis à mon cou à la façon d'un scapulaire et que je gardai ainsi contre ma poitrine jusqu'à ma première communion.

Si passionnée que fût notre liaison, il ne s'y glissait pas la moindre sensualité. Lionel, d'abord, était richement laid ; puis sans doute éprouvais-je déjà cette inhabileté foncière à mêler l'esprit et les sens, qui je crois m'est assez particu- lière, et qui devait bientôt devenir une des répugnances car- dinales de ma vie. De son côté, Lionel, en digne petit-fils de Ch..., affichait des sentiments à la Corneille. Certain jour de départ, comme je m'approchais pour une accolade

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