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LES INTERMITTENCES DU CŒUR 395

j'avais saisies, en lui laissant voir, en lui exagérant au besoin mes souffrances, de lui faire une peine que je m'ima- ginais ensuite effacée par mes baisers comme si ma ten- dresse eût été aussi capable que mon bonheur de faire le sien ; et pis que cela, moi qui ne concevais plus de bon- heur maintenant qu'à en pouvoir retrouver répandu dans mon souvenir sur les pentes de ce visage modelées et inclinées par la tendresse, j'avais mis autrefois une rage insensée à chercher d'en extirper jusqu'aux plus petits plai- sirs, tel ce jour où Saint-Loup avait fait la photographie de grand'mère et où ayant peine à dissimuler à celle-ci la pué- rilité presque ridicule de la coquetterie qu'elle mettait à poser, avec son chapeau à grands bords, dans un demi-jour seyant, je m'étais laissé aller à murmurer quelques mots impatientés et blessants, qui, je l'avais senti à une contrac- tion de son visage, avaient porté, l'avaient atteinte ; c'était moi qu'ils déchiraient maintenant qu'était impossible à jamais la consolation de mille baisers.

Mais jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction de sa figure, et cette souffrance de son cœur ou plutôt du mien ; car comme les morts n'existent plus qu'en nous, c'est nous-mêmes que nous frappons sans relâche, quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assénés.

Ces douleurs, si cruelles qu'elles fussent, je m'y atta- chais de toutes mes forces, car je sentais bien qu'elles étaient l'effet du souvenir de ma grand'mère, la preuve que ce souvenir que j'avais était bien présent en moi. Je sen- tais que je ne me la rappelais vraiment que par la douleur et j'aurais voulu que s'enfonçassent plus solidement encore en moi ces clous qui y rivaient sa mémoire. Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l'embellir, à fein- dre que ma grand'mère ne fût qu'absente et momentané- ment invisible, en adressant à sa photographie (celle que Saint-Loup avait faite et que j'avais avec moi) des paroles et des prières comme à un être séparé de nous mais dont

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