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750 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Tabsence. Or VEpithalame est essentiellement cela : de la vie représentée ; non seulement il n'y a pas narrateur, mais il n'y a même pas, pour reprendre la définition de George Eliot, ce té- moin qui fait sa déposition sur la foi du serment : il y a un miroir.

Car ce livre, dans tout le premier volume surtout, semble n'être qu'une succession de moments : que ce ne soit là qu'une -apparence, rien ne le montre mieux que le fait que Jacques Chardonne ne tombe jamais dans le piège des Concourt et de Daudet par exemple, celui de vouloir relever la discontinuité par une certaine trépidation de l'expression, — de mettre par- tout des rehauts. Contre ce danger d'ailleurs Chardonne possé- dait cette défense qu'il n'a pas de style dans l'acceplion propre du terme. « En réalité l'art de l'écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu'il emploie des mots. » Jacques Chardonne pour- rait prendre comme devise cette phrase de Bergson. Dans ce livre en tout cas, l'art de l'écrivain est cela, — et il n'est que cela. Ni cette inflexion de la voix, ni cette légère déviation que tels artistes font subir au sens courant des mots, ni ce contour tant soit peu accusé -dont d'autres les cernent n'entrent ici en jeu. L'expression est exacte, précise même, mais comme sans le savoir et surtout sans paraître y attacher d'importance : d'un bout à l'autre une parfaite neutralité ; — et devant cette neutra- lité cr. se rappelle qu'aux yeux de certains connaisseurs la prose de George Eliot est inexistante ; que Tolstoï passe pour avoir écrit un russe qui ne se compare pas à celui de Tourgueneff ; et on est tout près de conclure que l'instrument idéal du romancier en tant que romancier n'est pas un st^^le, mais un idiome.

Un miroir, — appliqué à l'ensemble de VEpithalame, le mot reste le plus juste, mais il existe, par delà ce pouvoir réfléchis- sant, un don magique entre tous : celui de l'absolue présence, — le don que définissait naguère le critique anglais Saintsbury lorsqu'isolant, dans l'œuvre de Thackeray, Pendennis, Esmor.d et The Newcomes, il disait : » C'est moins ici le miroir tendu à la vie que la présentation directe de la vie elle-même. » Dans la série des scènes qui entre les époux éclatent toujours plus graves, Jacques Chardonne atteint à cette présence. Il possède une étonnante maîtrise de toute la météorologie conjugale : ce calme fictif, obtenu, dont chacun des adversaires se sait gré, qu'il porte au débit de l'autre, et qui ne déclenche que plus

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