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Ï32 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ceci, il me faut ajouter : il ne l'aborde jamais d'une manière abstraite, les idées n'existent jamais chez lui qu'en fonction de l'individu ; et c'est là ce qui fait leur perpétuelle relati- vité ; c'est là ce qui fait également leur puissance. Tel ne parviendra à cette idée sur Dieu, la providence et la vie éternelle que parce qu'il sait qu'il doit mourir dans peu de jours ou d'heures (c'est Hippolyte de VIdiot), tel autre dans les Possédés édi6e toute une métaphysique où déjà Nietzsche est en germe, en fonction de son suicide, et parce qu'il doit se tuer dans un quart d'heure — et l'on ne sait plus, en l'entendant parler, s'il pense ceci parce qu'il doit se tuer, ou s'il doit se tuer parce qu'il pense ceci. Tel autre enfin, le prince Muichkine, ses plus extraordi- naires,, ses plus divines intuitions, c'est à l'approche de la crise d'épilepsie qu'il les doit. Et de cette remarque je ne veux point tirer pour le moment d'autre conclusion que ceci : que les romans de Dostoïevski tout en étant les romans — et j'allais dire les livres — les plus chargés de pensée ne sont jamais abstraits, mais restent aussi les romans, les livres les plus pantelants de vie, que je connaisse.

Et c'est pourquoi, si représentatifs que soient les person- nages de Dostoïevski, jamais on ne les voit quitter l'huma- nité pour ainsi dire, et devenir symboliques. Ce ne sont non plus jamais des iypes comme dans notre comédie clas- sique ; ils restent des individus, aussi spéciaux que les plus particuliers personnages de Dickens, aussi puissamment dessinés et peints que n'importe quel portrait d'aucune lit- térature. Ecoutez ceci :

II y a des gens dont il est difficile d-e dire quelque chose qui les présente d'emblée sous leur aspect le plus caractéristique ; ce sont ceux qu'on appelle communément les hommes « ordi- naires », la « masse », et qui, en effet, constituent l'immense majorité de l'espèce humaine. A cette vaste catégorie appar- tiennent plusieurs des personnages de notre récit, et notamment Gabriel Ardalionovitch.

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