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le premier la netteté et la clarté de nos jugements comme l’indice de leur vérité. Depuis les temps déjà anciens les hommes les plus sages vivent dans cette ignorance énigmatique ; seuls les hommes ordinaires savent bien ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Comment se peut-il que les plus sages hésitent là où les esprits ordinaires ne voient aucune difficulté ? Et pourquoi donc les difficultés sont-elles toujours réservées aux plus sages ? Or il ne peut y avoir de difficulté plus atroce que de ne pas savoir si l’on est mort ou vivant ? La « Justice » exigerait que cette connaissance ou bien cette ignorance fût l’apanage de tous les humains. Que dis-je la justice ! C’est la logique elle-même qui l’exigerait, car il est absurde que les uns sachent distinguer la vie de la mort, tandis que les autres restent privés de cette connaissance ; ceux qui la possèdent diffèrent complètement de ceux auxquels elle est refusée et nous n’avons donc pas le droit de les considérer tous comme appartenant à l’espèce humaine. Celui-là seul est un homme, qui sait ce que c’est que la vie et ce que c’est que la mort. Celui qui ne le sait pas, celui qui, ne fût-ce que de loin en loin, ne fût-ce que pour un instant seulement, cesse de saisir la limite qui sépare la vie de la mort, celui-là cesse d’être un homme pour devenir... pour devenir quoi ?

Il y a lieu d’ajouter pourtant que de naissance tous les hommes savent très bien distinguer la vie de la mort. L’ignorance ne vient — à ceux qui sont prédestinés — que plus tard seulement et — si tout ne nous trompe pas — brusquement, on ne sait d’où, ni comment. Mais il y a plus. Cette ignorance n’est qu’intermittente : elle s’efface et cède la place à la connaissance normale aussi brusquement, aussi subitement qu’elle était apparue. Euripide et Socrate, et tous ceux qui sont destinés à porter le fardeau sacré de la suprême ignorance, tous savent très bien ordinairement, tout comme les autres hommes, ce que c’est que la vie, ce que c’est que la mort. Mais il leur