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LETTRE SUR LES ORATEURS 293

le public en brandissant un pesant portefeuille. Détrom- pez-vous. Qui a réglé d'avance son discours, qui sait d'avance ce qu'il dira n'est point orateur. Un fâcheux, un pédant, peut-être. Cet auditoire ne ressemble guère à une classe d'écoliers. Qu'un pédagogue dispense aux moineaux la becquée, belle affaire ! Il n'est pas question de nourri- ture, ici, mais d'enthousiasme, d'amour, de possession. Qui peut prévoir ce qu'il improvisera au déduit ? L'inven- tion du mâle ne saurait compter sans les fantaisies de la femelle. Ici, la femelle est légion.

Le véritable orateur sait parfois ce qu'il voudrait dire, il ne sait jamais ce qu'il dira.

Celui que j'entendis hier et que je voudrais vous pein- dre est un petit homme replet dont la mine n'explique aucunement le prestige. Il a vu le jour dans l'Auspasie méridionale, riche en rhéteurs : cela n'est pas sans assurer à son débit un charme pittoresque, de l'accent, de la cha- leur, de l'emphase.

Les succès oratoires lui valent une grande fortune politique. Il est chargé de tant de soins qu'il serait vrai- ment en peine d'en supporter seul le poids ; il attelle à son char plusieurs tâcherons que nous appelons ici des secré- taires, par désir qu'ils se montrent secrets sur la qualité des services qu'ils rendent à leur maître. En fait, ils s'occu- pent activement à penser pour le grand homme : il n'a pas trop de toutes ses forces pour proférer ses discours. Pareils aux mouches industrieuses qui quêtent le nectar de toute une prairie, les secrétaires de Barbadou usent leurs jours à butiner de par le monde des hommes. Lui, comme le bourdon, mange, parade et fait son bruit.

Il est très recherché : pas de vraie fête sans lui. Il se dépense courageusement. Il va de tribune en tribune. Il n'a plus, pour méditer, que le temps qu'il passe en fiacre. Encore lui faut-il, pendant ses minutes de recueillement, souffrir l'éloge des fâcheux.

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