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REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE ::,2^

si bien qu'on les avoue, et même qu'on s'en vante volontiers : on se reconnaît fort bien gourmand, luxurieux, paresseux, orgueilleux ou colérique. Mais ni Harpagon, ni Bette, ni per- sonne, ne se reconnaîtront avares ou envieux, ni ne recevront ces mots autrement que comme une injure. Bel hommage rendu au plaisir, de ne reserver comme péchés inavouables que les deux péchés contre le plaisir !

M. de Miomandre avait écrit avant les Taupes un volume de critique plein de finesse et de goût, le Pavillon du Mandarin. Et M. Beaunier est un de nos critiques estimés, malgré ses partis- pris (qui n'a pas les siens ?). Or dans la critique est contenu un art d'éprouver du plaisir et de le faire partager. On ne saurait peut-être sans exagération appeler la critique un grand plaisir, mais il ne saurait exister de critique, de goût, sans une aftection pour le plaisir, sans un art pour le repérer et le savourer. Là étaient les lacunes d'un esprit aussi robuste que Brunetière, d'une intelligence aussi déliée que Faguet. Brunetière, qu'Ana- tole France appelait Picrochole, voulait, nouveau Grand Ferré, passer sa plume au travers du corps d'un brave Anglais, sir John Lubbock, qui avait écrit un livre sur le Bonheur de vivre. M. Léon Daudet, qui dîna chez lui, nous fait de ses repas un tableau af- freux (et je sais bien que la baronne Staffe n'approuverait pas M. Daudet, mais je prends le renseignement où je le trouve, et M. de Coislin eût fait évidemment un médiocre polémiste). Faguet, qui se délectait d'une omelette au boudin, louangeait par- fois de la littérature, et singulièrement de la poésie, qui n'étaient en vérité qu'omelette au boudin. Mais le seul roman qu'ait écrit Sainte-Beuve s'appelle Volupté, et il n'y a de critique com- plet que celui qui est capable d'écrire, en gros ou en détail, à sa manière, son Volupté. Jules Lemaître n'avait ni l'éloquence et l'architectonique de Brunetière, ni l'intelligence pétillante de Faguet, mais comme il l'emportait sur eux pour le goût, et quelle bonne cuisine que ses articles ! Et M. Daudet (qui nous donne toujours de bons renseignements sur les gens de lettres amphitryons) nous affirme qu'à sa table régnait la chère la plus parfaite. La décadence de la critique suivrait probablement celle du plaisir. Bonne raison pour le défendre contre ses ennemis de droite, qui sont les taupes, et ses ennemis de gauche, qui sont les gloutons. ' albert thibaudet

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