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360 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

peut-être était-il doux de se perdre dans une contemplation enjouée que coupait de temps à autre une vaine apostrophe, — de parler sans suite — de faire d'innocentes plaisanteries au sujet d'une pomme ou du volant d'une jupe, — de rêver. Les sources enfouies de sa sensibi- lité débordaient. Souvent, lorsqu'il se penchait sur la main de la Reine pour la baiser, il se surprenait en larmes.

C'est au moment où il commence un de ces portraits qu'il faut observer Strachey : on dirait qu'il s'attable. Dans cet esprit qui possède un tour si à lui que le moindre détail en est marqué, — mais dont il semble toujours que ce soit en se retirant qu'il s'inscrive, — on surprend alors la délectation. Les problèmes humains qu'il a devant lui, son plaisir est moins d'y apporter une solution définitive — trop intelligent et trop désenchanté pour croire qu'on la tienne jamais — que d'en agiter les élé- ments, de secouer sans cesse le cornet, et de faire se contreba- lancer les multiples combinaisons des dés. Parvenu presque au terme, il introduit parmi les données, au même rang qu'elles et à titre de complémentaire, un doute final sur la valeur des don- nées elles-mêmes, — et par cette dernière chance qu'il lui laisse de s'échapper il achève de circonvenir son modèle.

Car en dépit de tout, le Prince Consort n'avait jamais atteint au bonheur. Son travail, pour lequel en ses dernières années il finit par témoigner d'un appétit presque morbide, le soulageait, ne le guérissait point : tel un dragon, son déplaisir dévorait avec une sombre satisfac- tion le tribut toujours grossissant des jours et des nuits laborieuses, mais sans que sa faim en fût assouvie. Les causes de sa mélancolie étaient cachées, mystérieuses, peut-être par delà toute analyse ; elles plongeaient des racines trop profondes dans les replis les plus secrets de son tempérament pour que l'œil de la raison pût les appréhender. Il y avait des contradictions dans sa nature qui, aux regards de ceux qui le connaissaient le mieux, le faisaient apparaître comme une énigme inexplicable : il avait de la sévérité et de la mansuétude ; il était modeste et méprisant ; il soupirait après l'affection d'autrui et lui-même était froid. Il souffrait de la solitude, non seulement de cette solitude que crée l'exil, mais de celle qui enveloppe une supériorité dont ou a cons- cience et qui n'est pas reconnue. Il avait l'orgueil, à la fois résigné et présomptueux, d'un doctrinaire. Ht cependant ce serait le décrire inexactement que de ne voir en lui qu'un doctrinaire ; car le pur doc- trinaire jouit toujours d'un contentement intime dont Albert était fort éloigné. Il y avait quelque chose que tout son être désirait et qu'il ne

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