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ces articulations, ces veines, tout cet agencement si délicat, si habile… ce n’est pas, dans le chagrin qu’on éprouve, la perte la plus affreuse, mais c’est peut-être ce qui fait le plus de mal.

La pudeur avec laquelle s’exprime ce regret du corps disparu remue Vernois ; et la pitié le distrait un instant de la garde qu’il monte auprès du souvenir de son ami.

— J’ai vu des femmes, poursuit Clymène, qui trouvaient leur première consolation dans l’idée du pays, de l’héroïsme. Moi qui me croyais courageuse, j’ai mesuré ce jour-là ma faiblesse, car je ne savais que me répéter : « Il n’a pas souffert ! » Son capitaine m’a écrit une longue lettre. C’est par lui que j’ai reçu les renseignements les plus explicites, car, dans la bagarre de ces terribles journées, mon oncle n’a rien su qu’indirectement. La lettre disait : « Un obus, éclatant à un mètre de lui, l’a tué net. » Vous ne sauriez croire quel rôle a joué pour moi la pensée qu’il n’a pas souffert. Je sais bien qu’à l'heure de la mort chacun est seul, eût-il tous les siens autour de son lit. Mais quand la souffrance dépasse ce qu’on peut supporter avec patience, et que l’isolement réel s’y ajoute, comme on doit se sentir trahi par ceux qu’on aimait ; comme ils doivent paraître inutiles et détachés ; et le bonheur qu’on avait fondé sur eux, comme il doit tout à coup sembler un leurre !

Elle ajoute :

— J’ai craint parfois… que par ménagement pour les familles… on n’atténuât systématiquement la vérité…

— Je n’étais pas à l’endroit même, dit Vernois sans lever les yeux du portrait qu’il regarde toujours ; mais qu’est-ce qui peut vous induire à douter de ce qu’on vous écrivait, sous le coup des événements, au lendemain de ce malheureux jour ?

— Je ne sais pas… murmure-t-elle. Le besoin de se tourmenter…

Serait-ce qu’elle attendait une réponse plus décisive et