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surgir un autre, plus solide, plus dévoué — je ne dis pas un héros, mais un brave type, envers lequel on demeure endetté. Assurément, il montrait encore des traces de faiblesse ; mais c’était un homme soulevé par la violence de l’épreuve. Il serait retombé peut-être ; toutefois, puisqu’il est mort à son plus haut, qu’il y reste pour nous.

Thomas secoue la tête :

— Les feuilles qu’emporte un tourbillon ne sont que des feuilles ; toute la force appartient au vent.

— Eh, je le veux bien ! Mais comment dissocier ce que les événements ont confondu ? Comment séparer ce que nous valons par nous-mêmes et ce que la guerre a mis en nous ? Si nous nous sommes fait illusion sur nos forces, qu’est-ce que ça fait, puisque, par ce moyen, nous avons accompli ce que nul n’aurait osé demander à des hommes ? T’imagines-tu qu’on serait monté sur le parapet de la tranchée sans s’étourdir de faux espoirs : sur la destruction des mitrailleuses, sur le terrain qu’on pourrait gagner, et sur la fin de la guerre, et sur ce que vaut la France elle-même pour un soldat qui sera mort dans cinq minutes ? Qu’est-ce qui était à nous de notre courage, qu’est-ce qui était à l’ivresse ? Et qu’est-ce qui subsiste en nous de l’ivresse ? Nous avons goûté à quelque chose de mêlé, mais de si fort que rien de ce que nous avons retrouvé depuis ne peut plus nous satisfaire.

Thomas s’est rapproché de son frère, de sorte que leurs deux sièges se touchent :

— Ah, petit gars, voilà justement ce qui m’épouvante, ces émotions si fortes auprès desquelles tout est sans goût, à commencer par le seul bien que rien ne remplace, la probité de la pensée. Crois-tu que les grandes civilisations aient péri par une autre cause ? Quand les meilleurs ne sont plus résolus à la défendre, la droiture de l’esprit est perdue, et son tranchant, et sa justesse ; car ce sont des conquêtes trop difficiles à maintenir dès que les plus courageux s’en désintéressent. Mon petit, j’ai chagrin à plaider