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SILBERMANN I$9

Puis, baissant le ton :

— Si on savait cela, peut-être me tourmenterait-on moins ?...

Il faisait allusion aux mauvais traitements qu'il subissait au lycée. Je sentis combien il en souffrait. Je cherchai un sujet qui détournât sa pensée et regardai alentour.

Nous étions seuls. La journée, qui était une des dernières de l'automne, était froide et triste. Une lourde nuée couvrait le ciel. L'eau du lac, toute sombre, frissonnait. Les arbres étaient dépouillés ; seule persistait la verdure d'un bouquet de sapins ; et ce feuillage pauvre et opiniâtre, cerné par des bois morts, éveillait l'idée d'une vie misérable et éter- nelle.

Nous fîmes halte.

— Ecoute, me dit Silbermann d'une voix dont le timbre était devenu un peu plus rauque, mon père s'est établi en France il y a trente ans. Son père avait vécu en Allemagne et il venait de Pologne. Plus haut, des autres, je ne sais rien, sinon qu'ils ont dû vivre honteux et persécutés, comme tous ceux de leur race. Mais je sais que moi, je suis né en France, et je veux y demeurer. Je veux rompre avec cette vie nomade, m'affranchir de ce destin héréditaire qui fait de la plupart d'entre nous des vaga- bonds.

— Oh ! je ne renie pas mon origine, affirma-t-il avec ce petit battement de narines qui décelait chez lui un mou- vement d'orgueil, au contraire : être Juif et Français, je ne crois pas qu'il y ait une condition plus favorable pour accomplir de grandes choses. Il leva prophétiquement un doigt. — Seulement, le génie de ma race, je veux le façonner selon le caractère de ce pays-ci ; je veux unir mes ressources aux vôtres. Si j'écris, je ne veux pas que l'on puisse me reprocher la moindre marque étrangère. Je ne veux pas entendre, sur rien de ce que je produirai, ce juge- ment : « C'est bien Juif ». Alors, vois-tu, mon intelligence, ma ténacité, toutes mes qualités, je les emploie à connaître

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