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I96 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

esprit. J'y vis plutôt la preuve d'une certaine insuffisance de la part de ma famille. L'espace où je vivais me parut borné, étroit, incapable de faire place à l'intelligence. De petits usages auxquels j'avais toujours été soumis m'appa- rurent ridicules. Je m'aperçus que bien des objets de notre intérieur, que je n'avais jamais jugés tant ils m'étaient fami- liers, étaient très laids. Je pris moins de plaisir à rester dans notre maison, et, soit par honte de ces choses, soit de peur qu'il ne remarquât les mauvaises dispositions de mes parents, je m'arrangeai pour que Silbermann y vînt le moins possible.

Mais nos rapports n'en souffrirent pas. Il semblait d'ail- leurs que ma compagnie lui fût devenue indispensable. Il m'emmenait avec lui partout. Le dimanche, nous allions généralement au théâtre ; sitôt le rideau du dernier acte tombé, il prononçait sur la pièce et sur les auteurs un arrêt péremptoire, éloge ou condamnation, qui fixait mon esprit lentement ému. Le jeudi, nous nous rendions chez quelque libraire ; il discutait éditions, reliures ; il marchandait, achetait, faisait un échange. Il avait toujours la poche pleine d'argent, et sa générosité à mon égard, quand nous sortions ensemble, me faisait souvent rougir. A la fin de la journée, après avoir inscrit mes comptes — habitude impo- sée par mon père — je m'amusais à calculer ce qu'il avait dépensé et me trouvais en présence de grosses sommes.

Nos entretiens n'étaient pas seulement sur l'art ou la lit- térature. Il suivait avec un intérêt non moins vif les événe- ments politiques, le mouvement social, et aimait à discourir sur ces sujets.

Il m'entraîna un jour dans un quartier excentrique où avait lieu une manifestation populaire. Il avait décoré sa boutonnière d'une fleurette rouge et s'adressait fraternelle- ment à ses voisins. Je le suivais dans la foule, très effrayé, et au bout d'un moment je le conjurai de rebrousser che- min. En revenant, nous passâmes par un point, situé au sommet de Montmartre, d'où l'on découvre Paris. Nous

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