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CORRESPONDANCE 249

nôtre... » Non, Gide n'a pas tout à fait tort de dire cela, mais M. Henry Bidou, dans un article récent de la Revue de Paris sur Sodonie et Gomorrhe, n'a pas tort non plus de parler de « l'analyse sans répit » de Proust. Comment s'entendre ? Il faut concevoir chez Proust une sensibilité et une intelligence également extra- ordinaires qui sont, par je ne sais quel miracle, merveilleuse- ment fondues et conciliées. Les sens de Proust ont une hyper- acuité prodigieuse, mais son jugement est aussi extrêmement aiguisé. De plus, organes des sens et cerveau ont une rapidité, une vitesse telle (et l'on peut ajouter le cœur) qu'il n'y a plus de durée, de solution de continuité appréciables, et que l'on ne sait plus si c'est le cerveau qui pense et l'œil et le cœur qui sentent ou si ce n'est pas au contraire le cerveau qui sent et l'œil et le cœur qui pensent. Nietzsche a dit un jour que « nos oreilles, grâce à l'exercice extraordinaire de l'entendement, se sont faites plus intellectuelles... ; notre musique donne maintenant la parole à des choses qui n'avaient jadis aucune langue. Pareillement quelques peintres ont rendu l'œil plus intellectuel... «Plusloin, Nietzsche dira : « Plus l'œil et l'oreille deviennent susceptibles de pensée... » et parlera de ces «"dix mille personnes aux prétentions toujours plus hautes, plus délicates, écoutant de plus en plus à l'audition d'une symphonie ce que « cela veut dire »... « Le parfum d'ambre de cette signification, ajoute-t-il, se répand de plus en plus... » Il est évident que les sens de Proust sont extraordinai- rement intellectuels et susceptibles de pensée, et, de plus, de même que Baudelaire a intellectualisé l'odorat, l'auteur de Swann a intellectualisé, rendu susceptibles de pensée, doté d'un langage et d'une signification, notre corps tout entier, nos organes, nos viscères, notre coenesthésie et notre crvptomnésie, nos rêves et nos sommeils (il faut bien penser de nouveau qu'il est fils d'un médecin), nos moindres expressions, nos moindres mouvements musculaires. Il a rendu notre corps d'une transpa- rence éclairée de cristal, translucide notre chair la plus téné- breuse ; il a illuminé nos replis les plus obscurs, comme une rampe de gaz s'illumine dans la nuit. Il a dit lui-même du romancier d'introspection qu'il doit « tirer hors de l'inconscient pour le faire entrer dans le domaine de l'intelligence, mais en tâchant de lui garder sa vie, de ne pas la mutiler, de lui faire

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