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280 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

un jouet de papier mâché. La tête saigne dans un champ de betteraves. De l'autre côté de la rue, une table Louis XV minaude lugubrement au milieu de cadavres et d'usten- siles de bivouac éparpillés. Sur elle scintille, de tous ses feux, un verre à liqueur, comme un diamant. Les rafales d'artillerie s'enflent et gagnent tout le front. Nous passons un à un le canal de la Marne sur un pont. Les grenades le criblent de leurs éclats. Les Français défendent le canal avec acharnement. Nous entrons dans les ruines fumantes de Parigny. Je m'oriente près de la gare. Mes semelles deviennent humides. Je regarde à mes pieds et m'aperçois que je suis dans une mare de sang, auquel se mélange le vin rouge qui s'écoule de bouteilles renversées à l'alentour. Les guichets et les salles de bagages sont détruits. Sur la voie gisent des cadavres. Un d'entre eux a la bouche entr'ou- verte, d'où s'échappe un filet de sang noir.

Derrière des maisons, des compagnies accroupies s'abri- tent. Nous nous frayons un chemina travers des décombres. Hors d'un tas de fumier, un vieillard me regarde fixement. A côté de lui la pièce est déchiquetée par les grenades. Une odeur d'eau croupie s'exhale du plancher. Une femme morte gît sur un large lit. Deux petits enfants vivants sur sa poitrine. Tout à côté, dans un fauteuil roulant, une très vieille femme. Le souffle me manque. Mort, mort ; tout est mort. Deux uhlans arrachent les enfants à la mère déjà froide et les emmènent. Je les remets au passage à une ambulance. La vie passe comme l'éclair. A présent j'ai fini avec la terre et avec le ciel. Les mâchoires grincent con- tractées. L'artillerie, avec toutes ses munitions de renfort, n'a pu réduire la batterie française au silence. L'infanterie, la baïonnette au canon, s'élance par vagues et monte à l'as- saut. Hourra-hourra-hourra... et puis, des pelotons san- glants qui crient, houleux.

Un officier s'approche de moi : En avant, en avant, excitez les soldats comme la flamme ou César ! C'est main- tenant qu'il nous faut des hommes qui connaissent la

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