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FRAGMENTS D'UN JOURNAL DE GUERRE 285

les blessés légèrement atteints. Les grands blessés sont laissés sur place. Des imprécations terribles sortent des ambulances. Des voix appellent,* crient, gémissent. Des infirmiers, des infirmières, des caporaux restent auprès d'eux avec une grandeur calme et tranquille.

Maintenant seulement, ce recul prend corps en moi. Maintenant seulement, car une honte brûlante monte à mes tempes. La honte que nous soyons forcés d'abandon- ner à leur destin ces frères humains et mutilés. Oh : c'est comme si un remords implacable nous chassait de ce délire, hors duquel nos camarades sanglants nous regar- dent d'un œil fixe et dilaté. Des colchiques se balancent, douces, mauves, répandues dans les prairies. Des troncs de bouleaux s'élèvent lentement, comme des fantômes dans le matin. Derrière un officier court un pinchernoir. Il saute devant chaque cavalier. Devant le plus faible bruit, il rabat sa queue entre ses pattes. Chaque fois qu'il saute vers un soldat on le rejette brutalement au milieu de la rue. « Arrière. »

Du fond des jardins, monte la lueur pâle des dahlias et des soleils. Vous voici. O fleurs dans la guerre, étoiles solitaires dans les ténèbres de ce délire. Les feuilles autom- nales jonchent le sol, ou descendent vers la terre en gémis- sant. La nostalgie me tient, de mon pays lointain et abandonné. Nostalgie ! Nostalgie ! Les nerfs tendus à l'excès se relâchent. Oh, je voudrais m'écouler dans l'Amour, dans la Joie ! M'abandonner à de nouvelles vies ! Toutes ces vies dont la révélation peuple ma poitrine de leurssoupirs gémissants. Je ne suis plus un homme. Mes mains se replient inconsciemment. Le monde s'effondre, s'effondre autour de moi. Je suis saisi de vertige. Qui m'a forgé les chaînes de cette existence barbare ? Pardonnez- moi, Dieu Tout-Puissant, mais une malédiction, une malé- diction terrible sur mes ancêtres et mes pères, m'étreint la gorge. Vous m'avez poussé à ce métier, et voici que l'âme du soldat me fait soudain défaut ! Ne pas penser, ne pas

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