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294 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

ment de telles phrases : « Les Français agissent de la sorte... Les Français ignorent cette qualité... » comme si, de lui-même, il se fût retranché de notre nation.

Je faisais de mon mieux pour détruire cette impression. Ainsi, je lui parlais souvent des belles théories sociales qu'il m'avait exposées. Elles avaient germé dans ma tête et je rêvais à leur réalisation.

— C'est toi, lui disais-je, qui par tes livres, par ton éloquence, feras s'accomplir ces choses en France.

Mais il n'avait plus la même foi dans son idéal et me répondait par un geste sceptique. Quant au grand rôle que je lui assurais plus tard, il me disait avec une grimace amère :

— Tu oublies que je suis Juif.

— Mais ce qui se passe actuellement n'a pas d'impor- tance, répliquais-je. Hors du lycée cette hostilité ne durera pas.

— Elle durera — reprenait-il d'une voix singulièrement profonde, tandis que ses joues se chargeaient d'un rouge sombre — elle dure pour moi aussi haut que je remonte dans mes impressions d'enfance. Ah ! tu ne peux savoir ce qu'est de sentir, d'avoir toujours senti, le monde entier dressé contre soi. Oui, le monde entier. Chez tous, même chez ceux qui n'ont point de haine nous devinons à leurs regards, à un certain air, une arrière- pensée qui nous blesse. Mais, tiens ! ne serait-ce que la manière dont on prononce le mot «Juif»... Ah ! tu n'as jamais remarqué?... Les lèvres avancent en une moue méprisante pour accen- tuer la première svllabe, puis, faisant glisser la seconde, reviennent vite en arrière, comme afin d'expulser le mot sans se souiller. Ce mouvement, j'ai appris à le recon- naître et à le déchiffrer, à force de le voir répété sur les lèvres de tous ceux qui me regardent : « C'est un Jû-if... il est Jû-if ».

Que répliquer à cela ? Quand j'entendais ces confi- dences poignantes, je frissonnais, comme si ayant passé la

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