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356 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

même est presque totalement absente de cette œuvre. Mais il faut voir là, sans doute, un dessein prémédité. Bible et Evangile sont des produits de l'âme orientale. La Nef est une image de la pensée d'Occident : les mythes et les dieux qui y figurent sont uniquement helléniques comme la forme est empruntée aux tragiques grecs.

La gageure était forte de prétendre émouvoir dans cet ordre métaphysique en négligeant la philosophie chrétienne dont les vingt derniers siècles d'Occident ont vécu et en prétendant retrouver dans la mythologie et le rationalisme helléniques des sources profondes d'émotion. C'était un beau risque à courir. Elémir Bourges l'a couru et il a mis de son côté le maximum de chances en retrouvant les secrets du grand style tragique et en condensant son émotion avec une force et une lucidité qui placent sa Nef bien au-dessus des œuvres courantes de la littérature contemporaine.

Est-ce à dire qu'il a triomphé ? Une œuvre comme la Nej ne triomphe que si elle dure et si elle est nourricière et féconde. Il est malaisé de préjuger de l'opinion de la postérité. Ce qui semble certain, c'est que la Nef est une œuvre morte, une morte splendide, mais une morte. Aucun échange d'âme n'est possible entre elle et nous. Si nous savons encore ce que fut Prométhée, nous ignorons profondément les géants Arimaspes, les dieux Kabires, les telchines. Ces divinités mettent sans cesse une barrière entre nous et le livre. Qui est le fils de Iapétos ? Qui est le Pandoride ?

A recouvrir des idées modernes et des abstractions (le Titan- Dieu Ouranos figure le panthéisme ; le serpent de Gaïa figure le matérialisme), ces mythes oubliés n'ajoutent pas à l'émotion métaphysique. Tout au contraire. Ces lourds ornements clas- siques déconcertent et détournent de cette émotion. Le vertige métaphysique, c'est une page bien nue de Spinoza ou d'Henri Poincaré qui nous le procurera. La Nef y est impuissante. On serait tenté de dire d'Elémir Bourges qu'il est « secondaire » et qu'il est resté sous le coup de ce défilé kaléidoscopique de doctrines auquel il assista en classe de philosophie. Certaines pages de lui ne sont que du Boirac lyrique.

La fameuse « magie du style » ne répare rien. Ce style d'Elémir Bourges, dur, tendu, somptueux, ne vit pas. Pour

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