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NOTES 369

Jean-Pierre, de son côté, l'amour devient de plus en plus théo- rique, se vide peu à peu de tout son contenu : les fiançailles prolongées le condamnent à une altitude pour laquelle, par la modicité de ses ressources intérieures, il n'est évidemment pas fait ; une aventure sans lendemain avec une jeune personne facile, « fraîche comme un bouquet de roses ordinaires », par le remords auquel elle donne lieu, semble, mais un instant seule- ment, ranimer un sentiment en réalité déjà presque éteint. Et lorsqu'à la fin du livre Denise se voit repoussée par le profes- seur dès que celui-ci apprend que sa femme est à la veille de le rendre père, — dignité qui à ses propres yeux lui confère un lustre nouveau ; lorsque Jean-Pierre découvre la dette de gra- titude et d'honneur que les affaires d'argent de son père lui ont fait naguère contracter à l'égard des sœurs de sa fiancée ; — dans le moment même où intérieurement ils sont le plus loin l'un de l'autre, toutes les circonstances extérieures conspirent à les rapprocher, à les contraindre à un mariage qui n'est plus qu'une formalité.

L'intérêt spécial qui s'attache à l'histoire de Jean-Pierre et de Denise vient de ce que tous deux appartiennent à la même catégorie humaine : celle des êtres par définition moyens et voués à le demeurer ; mais que dans cette catégorie chacun des deux occupe une position qui est aux antipodes de celle de l'autre. « Il ne voulait pas être exceptionnel. Depuis que sa vie avait pris un tour agité il se sentait mal assuré sur lui- même », nous est-il dit de Jean-Pierre. Jean-Pierre est l'être moyen qui a besoin de se sentir tel, qui se carre dans la norme et qui, ce faisant, a toujours l'air de prendre les devants contre une dépréciation possible. A tous ses sentiments et à l'amour en particulier il demande de lui donner bonne opinion de soi ; en fixant son avenir, de lui créer des devoirs ; de le transformer en un personnage avec lequel il faut compter. Ecoutez-le au terme de l'examen de conscience qui suit son unique écart :

Rompre ses fiançailles, ce serait désavouer son modèle, quitter la voie qu'il suivait, depuis des années, derrière lui. Que deviendrait-il s'il cessait d'imiter l'ami dont le bonheur lui apparaissait comme la promesse même du sien ? Alors, après de grands remous d'angoisse et de remords, à l'instant où, désespéré, navré de la décision qu'il prenait, il allait partir pour Neuchatel, il pensa tout à coup : « Si je ne

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