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500 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

avons en France une très belle bibliothèque de critique littéraire étrangère, particulièrement riche pour la littérature anglaise, mais il nous manque toujours des traducteurs. Nous n'avons pas une assez grande provision d'œuvres traduites et bien tra- duites, qui permettraient au public cultivé de connaître l'étran- ger autrement que par ses poètes universels et officiels. L'épo- que shakespearienne, notamment, offre un trésor de plaisirs intellectuels et artistiques inépuisable, et, malgré son désordre, ses folies, ses naïvetés, ses grossièretés, un champ d'exploration psychologique et poétique que le seul xvn e siècle français a égalé en richesse. Des hommes comme Marlowe (qui adopta le vers blanc au lieu de la rime, bouleversant et affranchissant ainsi tout l'art dramatique anglais). Ben Jonson, Kyd, Webster, Massinger, Ford, Sidney, Th. Heywood, peuvent figurer à côté de Shakespeare et de Milton auxquels ils sont, par certains endroits, à peine inférieurs. Ce qui leur manque, c'est la com- position, le développement oratoire, l'habileté de conduite dans l'intrigue. Ils ne sont pas assez dépouillés ; l'abondance de leur sève les contraint de fleurir dans le désordre et l'exubérance, comme ces vignes sans tuteurs, qui jettent en tous sens des ramilles aventureuses. N'empêche que le Docteur Fausfits, de Marlowe, exprime de manière puissante (bien que toute diffé- rente de celle du classique Goethe), l'enthousiasme et les révoltes de l'homme de la Renaissance. « Tous les corps célestes ne sont-ils qu'un globe, comme cette terre ? s'écrie-t-il. Non, plutôt une chose qui rassasie la faim de mon cœur. » Et l'on retrouve en lui, à cent ans de distance, cette même faim, ce vorace appétit intellectuel de Rabelais, à côté des remords et des douleurs de Villon :

Plus qu'une pauvre heure à vivre... le démon va venir, Faust sera damné. Oh ! je veux sauter jusqu'à mon Dieu ! Qui est-ce qui me tire en arrière ? Regardez, regardez là-haut, le sang du Christ coule à flots sur le firmament ! Une seule goutte sauverait mon âme, une demi- goutte. O mon Christ !.. Ne me déchire pas le cœur pour avoir nommé mon Christ !

Et Webster, autre ami du sombre, s'écrie : « J'ai pris l'habitude du désespoir, comme un galérien tanné celle de son aviron. » Quant à Ben Jonson, humaniste parfait, peintre minutieux et profond, dissociateur d'idées d'une habileté

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