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608 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

lui tendre un verre d'eau fraîche dans laquelle il lui permettait de tremper seulement le bout des doigts. C'est là, en raccourci, tout l'essentiel de son enseignement. Pousser les choses très avant, en gardant son sang-froid, et laisser l'adversaire en plan. Le jeune homme objecte que les femmes souffriront peut-être ? « Il faut qu'elles souffrent, répond le père. Songe à ton père qui a souffert. Songe à tes frères qui ont souffert, qui souffrent encore, à ceux qui souffriront ». Il lui permet cependant quel- ques concessions, quelques adoucissements : « Au besoin, si tu y tiens, caresse-les un peu, et jette-les dehors aussitôt. » J'aurais mieux aimé, pour ma part : « Au besoin, si tu y tiens, fais-toi caresser un peu, et jette-les dehors aussitôt. » Ce père ne compte plus les arguments que ses expériences lui ont fournis pour prou- ver l'inégalité du jeu dans les choses de l'amour. Il dit notam- ment à son fils s « Explique-moi, par exemple, pourquoi le mot maîtresse n'a pas, en amour, son équivalent masculin ? Quelle meilleure preuve de notre duperie, de notre esclavage ! Ne sens-tu pas qu'il est temps de nous libérer ? » Le jeune homme semble douter que les femmes ne voient pas clair dans son jeu et s'y laissent prendre. Le père le rassure sur ce point par un aphorisme que je cite entre cent autres que contient la pièce, tout aussi spirituels dans leur forme que véridiques dans leur fond. « Ne t'inquiète pas de cela. Elles te croiront toujours. Les femmes ont une crédulité sans borne parce qu'elles se croient être seules à savoir bien mentir. »

Ce père ne s'est pas borné à cet enseignement donné à son fils et qui nous est expliqué par les propos des personnages pendant le premier acte. Il lui a encore meublé une garçonnière destinée à ses rendez-vous. Il met à sa disposition tout l'argent dont il peut avoir besoin. Enfin, lui-même, il lui choisit et lui procure des femmes. Nous voyons le jeune homme dans sa première expérience. Il s'agit d'une toute jeune femme qui l'aime vraiment, sincère dans son amour, pleine de la sensibi- lité et de la tendresse les plus charmantes. Il se conduit assez proprement avec elle. Après l'avoir aimée ou feint de l'aimer et s'être laissé aimer pendant quinze jours, il lui signifie presque brutalement son congé et la laisse partir malgré ses larmes et malgré son propre attendrissement qu'il maîtrise et refoule. C'est une première victime. Son père est assez content de lui.

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