384 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
toujours suffi qu'il participât à une entreprise pour qu'elle s'effondrât misérablement. Il passait sa vie à tra- vailler pour le roi de Prusse. Actuellement, il était placier en vins (nous en savions quelque chose !) Mais il y avait des probabilités pour que la maison qu'il représentait déposât son bilan d'un jour à l'autre.
Lorsqu'une longue expérience a démontré que la guigne vous interdit d'avoir à compter sur vous-même, il devient un peu permis de se mettre à compter sur autrui. Les Becquet se reposaient sur mes parents et cela ne leur réussissait pas trop mal. Ils avaient pourtant cette posture à la fois exigeante et servile, cette insistance geignarde, qui n'encouragent point l'exercice de la bienfaisance. Et qui pis est, on les sentait crevant d'envie et sans recon- naissance aucune de la générosité qu'ils avaient mille fois éprouvée. M™® Becquet usait les robes de maman ; le gros monsieur Becquet étouffait dans les redingotes de mon père ; les deux garçons se repassaient mes costumes. Voilà choses entre mille autres qu'ils ne nous pardonnaient pas.
Ils étaient, au billard, en train de se lamenter, dans l'espoir de ne pas s'en retourner les mains vides, lorsque M. de Chaberton passa devant les fenêtres. Il accourait, faisant force de bras et de jambes. Il entra, la face rayon- nante, l'œil dilaté, à bout de souffle. Mon père crut avoir le poignet déboîté par ses shake-hands véhéments.
Et M. de Chaberton s'écriait, en phrases entrecoupées :
— Il n'y a que vous pour avoir des procédés pareils.... Je n'oublierai jamais... Je suis honteux... Je ne sais si je dois accepter... Un présent royal, oui, je maintiens le mot, royal !...
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