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662 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

secrète et douce langueur s'emparait de moi. P aimais déjà le poison flatteur qui se glissait de veine en veine, et qui pénétrait jusquà la moelle de mes os. Je poussais néanmoins encore de profonds soupirs ; je versais des larmes amères ; je rugissais comme un lion, dans ma fureur. O malheureuse jeunesse ! disais-je, o dieux qui vous jouez cruellement des hommes, pour- quoi les faites-vous passer par cet âge qui est un temps de folie et de fièvre ardente ? Oh ! que ne suis-je couvert de cheveux blancs, courbé et proche du tombeau, comme Laerte, mon aïeul! La mort me serait plus douce que la faiblesse honteuse ou je me vois."

Dans toute la longueur du Télémaque, Joanny n'aimait bien que deux passages ; la description des Sages crétois au Livre V, et ce passage-là, où Télémaque, avec l'em- portement même et l'exagération de la jeunesse, maudit la jeunesse. Il avait voulu relire ce passage. Jusque là, il l'avait admiré surtout parce qu'il y voyait une peinture de ce qu'était le jeunesse des autres. Ces fureurs, " ce temps de folie et de fièvre ardente ", voilà ce que con- naissaient les autres jeunes gens. Lui, il était bien sûr d'échapper à tout cela, enfoui qu'il était dans ses livres et dans ses cahiers, cuirassé par son orgueil et armé par son ambition. Et maintenant, bien au contraire, il aimait ce passage parce qu'il y découvrait l'expression fidèle de son propre état d'esprit.

Pour l'instant, il était calmé, mais dans quelques jours, dans une heure peut-être, le péché renouvellerait son attaque, et le tourbillon des désirs emporterait de nouveau sa raison. Son enfance était finie. Sa jeunesse commençait, et commençait malgré lui. Combien de temps la fièvre et la folie dureraient-elles pour lui ? Lui faudrait-il renoncer à ses projets de gloire ? sa carrière allait peut-être se trouver retardée de cinq, de dix ans ? Désormais, plus de tranquil-

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