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NOTES 153

que je considère la pièce d'idées comme un genre à part et tout d'exception, qui est mieux à sa place dans le livre que sur la scène. Je vois si bien les Affranchis sur le même rang de nos bibliothèques que le Banquet de Platon, TAbbesse de Jouarre et Iphigénie en Tauride ! Le plaisir du théâtre, quoi qu'on en puisse dire n'est pas un plaisir individuel : c'est un plaisir de communion. Mais quelle étroite élite pour vibrer de concert à une symphonie de pensées si particulières et si hautes ! Plus étroite que l'éHte irretrouvable qui savait com- prendre Racine : à celle-ci il ne fallait qu'une culture rhétorique et sentimentale. Plus étroite que l'élite chevaleresque toute prête à épouser les grands sentiments de Corneille. Les dia- logues d'Ibsen même, si nourris de sous-jacentes pensées, ne se passaient pas entre spécialistes. Je crains que les héros de M"* Lenéru n'apparaissent jamais que comme des spécia- listes admirables, au regard d'un public docile, attentif, même cultivé, mais sans teinture de philosophie. C'est en ce sens que rémotion de pensée, dont parlait jadis M. Paul Adam, n'est pas une émotion proprement théâtrale. Ceci dit, je dois ajouter qu'il ne me parait pas possible d'amener la pure émotion de pensée plus près de l'émotion dramatique que n'a fait l'auteur des Affranchis.

Un philosophe de l'amoralisme qui vit selon la morale cou- rante et, saisi d'une passion adultère, prétend soudain mettre ses principes en action. Une jeune fille que trop d'ardeur profonde faillit jeter au cloître, dans la "surhumanité" de l'extase, et qui trouve dans la pensée dionysiaque d'un tel maître une occasion égale de ferveur. Une autre enfant, éprise du même maître, et qui condamne sa pusillanimité bour- geoise, en fuyant scandaleusement avec le premier venu. " La compagne " qui se sent par trop inférieure et qui envie l'ivresse de l'esprit. " L'abbesse " qui prêche l'ordre par le sacrifice. Une passante encore, qui a frôlé l'amour supérieur du philosophe et, faute de l'avoir obtenu, partagé, garde intact, en beauté, à force de bains et de massages, son chaste corps. (C'est l'occasion d'une très forte scène, mais j'aime peu la conception symbolique de cette intellectuelle de la beauté).

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