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1056 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

choses, amour des êtres ; des enfants et des femmes ; des jeunes gens, des hommes rudes, des vieillards ; il n'avait pas honte de s'aimer lui-même. Nul amollissement des sens, nulle complica- tion du cœur, nulle curiosité intellectuelle. Une poignée de main, un embrassement, un salut : aimer, saisir, nommer, voilà son unique moyen d'ivresse, de connaissance et de création, — d'art.

Ah ! nul plus que moi ne l'épouse, ce lyrisme à large poitrine, le rhythme de ces bras musclés, cette grande et simple amitié qui est la foi des Feuilles d^Herbe ! Et selon moi, nul artiste, sinon Michel- Ange, n'a resculpté parmi les hommes si belle, si neuve, si puissante, si primitive statue de l'homme ; en dépit des moyens, cela aussi je tiens à l'appeler " de l'art ". Nul plus que moi ne se réjouit de voir les jeunes gens s'en venir boire à cette source ; ils y puiseront la vigueur, le courage, l'espoir, et la plus noble vision, et la plus ample sympathie humaine. A défaut d'esthétique, Whitman leur propose une éthique simple et féconde, et qu'il me plaît de leur voir accepter dans un tremblement tout religieux ; est-il un art vivant, durable qu'une éthique ne soutienne pas ?...

Mais j'ai grand' peur qu'à ce barbare ils ne demandent davantage, et justement une esthétique, — une esthétique qu'il ne peut leur donner. J'ai grand peur que dans la fréquentation trop passionnée de ses ouvrages, ils n'apprennent à se contenter des premiers rudiments de l'art ; qu'ils n'accueillent ses procédés personnels, si monotones, si simplistes, (si frappants quand " lui " les emploie) comme si ces procédés gardaient la moindre valeur esthétique, une fois isolés, détachés du génie. J'ai peur enfin, qu'ils perdent auprès de lui ce souci de beauté formelle dont l'instinct d'un Walt Whitman n'avait sans doute que faire, mais (quant à nous), des dons que le passé nous lègue, le seul que nous n'ayons pas le droit de repousser.

Je ne condamne pas : j'exprime simplement une crainte. Je n'accuse personne d'imiter sans vergogne ou tout naïvement

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