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NOTES 9^5

��KIPLING ET PIERRE MILLE.

On peut lire Rosny sans songer à Wells. Mais comment louer les nouvelles de Pierre Mille, sans mentionner celles de Kipling ? Pierre Mille en serait le premier étonné. Sans Kipling, certes, il aurait voyagé, il aurait su raconter ses voyages, et fixer en fictions brèves les plus vives images qu'il en ait rapportées. Mais je doute qu'il eût aussi bien discerné ce que la littérature exotique pouvait apporter de neuf après les livres de Loti : non plus seulement des tableaux colorés, une atmosphère étrange, un charme de volupté triste et de terreur, le sentiment d'une mésentente éternelle entre notre race et les autres — mais des révélations à la fois plus diverses, plus précises et plus aiguës : secousses des sens et des nerfs, surprises de l'intelligence, coups droits à nos préjugés, appels à notre énergie. Il se serait moins nettement rendu compte que, pour produire de tels effets, l'art littéraire doit parfois emprunter les allures du reportage, et s'effacer, en apparence, devant l'aspect brut des faits. Certes, les conseils de Flaubert à Maupassant valent pour un conte d'Indo-Chine aussi bien que pour une paysannerie normande : toujours le problème est de remarquer et d'imposer à l'attention l'objet, le petit fait, le geste irremplaçable, qui donne à toute une scène son caractère particulier. Tout de même, si l'on nous peint des choses de chez nous, l'illusion de réalité peut être obtenue rien que par le choix et la concentration de détails familiers. Mais pour nous dépayser, pour nous transporter de force, et soudain, à l'autre bout de la terre, rien ne vaut un trait brusque, nullement préparé, un détail que le témoin du fait peut seul connaître et que nul autre n'aurait su deviner. Il faut d'ailleurs que ce trait, une fois posé, semble non seule- ment vrai, mais nécessaire ; et c'est par là que l'art reprend ses droits. Kipling procède ainsi sans le vouloir : le don de vision

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