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DOUBLE SAUVETAGE.

par un navire de commerce du Gabon à Fort-de-France, se disant ou se croyant sorcier. Il arriva à la Martinique aux jours troublés qui suivirent l’abolition de l’esclavage en 1848.

Parlant un mauvais français, possédant une espèce d’instruction des plus fantaisistes, il exerça bientôt une grande influence sur les faibles cerveaux de ses « f’é’es en couleu’ », ainsi qu’il les appelait ; il leur racontait d’interminables légendes sur son propre « a’ié g’andpé, l’empé’eu’Cha’lemagne » (on sait que les noirs ont une peine extrême à prononcer les r). Il fallut que les autorités comptassent avec celui-là, car, disait-il : « Si moâ commandait : Allez, b’ulez cases, moulins des blancs, quoi ça qui a’ive’ait ! » Et c’était absolument vrai : toute cette race brusquement affranchie ne demandait qu’à faire le mal.

Néanmoins les têtes se calmèrent un peu ; nommé gouverneur de la Martinique, l’amiral Bruat profita d’un moment de brouille entre massa Charlemagne et ses amis pour décider le premier à rejoindre sa patrie. Charlemagne se laissa tenter par l’offre de partir sur un navire de guerre où lui-même serait nourri à la table du commandant.

Il ne fallait pas laisser au nègre le temps de se rétracter ou de se réconcilier avec ses anciens adhérents. La Coquette arrivant, ce fut elle qui « écopa » cette ennuyeuse mission, dont à bord chacun prit philosophiquement son parti, après les premières heures données à la mauvaise humeur. Seul Le Toullec sacrait, jurait à cœur joie, au demeurant le plus brave homme du monde, quoique son lieutenant ne lui accordât pas une qualité.

Quel métier il accomplit alors à Fort-de-France, ce pauvre second, et quelles bourrades il reçut de son commandant ! Ah ! s’il avait trouvé un officier disposé à permuter !

« Mais, vous comprenez, Résort, disait-il, en admettant qu’il s’en rencontrât un ici, je devrais l’avertir au sujet du commandant, et alors il refuserait ce poste peu enviable. Je n’ai qu’à me résigner ; d’ailleurs j’aurais peine à quitter cette jolie corvette, vous et les autres. Savez-vous combien de fois j’ai pu aller à terre depuis une semaine ? Une seule, et pour quatre heures. Je vais descendre un moment ce soir, car, à force de piétiner sur place, mes jambes commencent à s’engourdir. Voulez-vous m’accompagner ? Nous serons de retour avant l’heure de votre quart.

— Merci beaucoup, lieutenant, j’accepte. À quel moment faut-il être paré ?

— Dans dix minutes ; nous prendrons un bateau de passage, il m’attend déjà, car, sauf le canot-major et la baleinière du comman-