Page:Nanteuil, L’épave mystérieuse, 1891.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ocho pequenitos animales ! noventa y ocho pequenitos animales y una hija querida ! (Ma fille chérie et quatre-vingt-dix-huit petits animaux ! Quatre-vingt-dix-huit petits animaux et une fille chérie !) »

Tout à coup éclatèrent de nouveaux cris, mêlés à des jurons énergiques ; ceux-là étaient poussés en français et, qui plus est, même en provençal.

Penchés à l’arrière du bâtiment, par tribord, plusieurs officiers aperçurent le canot du commandant, seule embarcation restée à l’eau : c’était de là que partaient ces formidables jurons.

« C’est toi, Sauvaire ? s’écria l’officier de quart ; pourquoi hurler ainsi ? Veux-tu bien répondre ?

— Capitaine, répondit Sauvaire, c’est un caïman… qui va me happer… là, sous le banc à l’arrière…, et… je n’ose bouger…

— Imbécile ! » cria de nouveau l’officier, et, s’adressant à deux matelots, il ajouta : « Allez voir ce qu’il y a, prenez le youyou ; l’animal, après avoir bu, doit s’être endormi, et il aura rêvé de caïman… »

Au bout de quelques minutes les deux matelots remontaient à bord et ils riaient aux éclats en escortant Sauvaire : celui-ci, honteux et l’oreille basse, était chargé d’un paquet ruisselant.

Alors la femme qui pleurait tout à l’heure, s’élançant vers Sauvaire, se saisit du paquet, en pleurant toujours, mais de joie, riant aussi et criant : « La niña, la niña (l’enfant, l’enfant). »

Le mystère fut vite débrouillé : au moment où la balse chavirait, la petite fille avait rencontré le canot, et, ses forces triplées par la terreur que lui inspiraient les effroyables caïmans, elle avait dû y grimper en s’accrochant aux plats-bords de l’arrière, mais là elle était tombée évanouie…

Le même soir, le matelot Sauvaire avait résolu d’aller chercher son couteau qu’il pensait avoir laissé dans le canot du commandant ; étant de quart sur le gaillard d’avant, il guettait le moment propice, et, profitant de l’agitation qui suivit le naufrage de la baise, il s’était laissé glisser dans le canot. Là, cherchant en tâtonnant, ses mains étendues rencontrèrent un paquet humide et glacé ; l’imbécile se crut au moment d’être happé par un caïman, et il perdit la tête.

Cette histoire fournit une amusante diversion à la monotonie du bord ; parmi les matelots une plaisanterie ne s’épuise pas vite, et de la méprise de Sauvaire ses camarades se divertirent longtemps. Avant de renvoyer tous ces pauvres métis naufragés, les officiers, les aspirants et plusieurs maîtres imitèrent l’exemple du commandant. Une collecte consola un peu le chef et le propriétaire de la balse, qui ne cessait de répéter en mauvais espagnol : « Oui, grâce à Notre-Dame, l’enfant est retrouvée ; mais qui donc me rendra mes