Page:Nanteuil, L’épave mystérieuse, 1891.djvu/257

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l’étendîmes sur deux ou trois de nos capotes. Il gardait toute sa lucidité d’esprit et il me reconnut : « Une joie de vous dire au revoir, murmura-t-il ; embrassez-moi et tirez une chaîne, là, sous ma chemise. » Je lui obéis, tandis qu’un chirurgien essayait de sonder les plaies. À la chaîne pendaient une croix et un médaillon. « Ouvrez, reprit Georges, c’est… le portrait… de Lucy Graham…, ma fiancée… Vous le lui rapporterez…, et vous lui… direz : En mourant…, Georges Ellis… a prié et prononcé votre nom… » Mettez le médaillon et la croix… sur ma bouche… Merci… Récitez le Pater… » J’obéis encore ; ses lèvres toujours sur les deux objets, avant que j’eusse achevé la prière, Ellis rendait le dernier soupir. Je sanglotais, et, tout auprès de nous, lord Cardigan pleurait aussi, en disant : «  Quels terribles lendemains ont les victoires ! on ne s’y accoutume jamais… »

« Des compagnies cosaques paraissent avoir cruellement achevé plusieurs de nos blessés. Je vous transmets à ce propos la réponse faite à notre colonel par un prisonnier russe : « Cela est fort regrettable ; mais on ne peut toujours arrêter les troupes exaspérées. D’ailleurs, le pillage par les vôtres de l’église de Saint-Vladimir, auquel nos troupes ont assisté des bastions de Sébastopol, ce pillage, en blessant les sentiments religieux de l’armée du tzar, pourra donner un caractère bien cruel à la guerre. »

« Au moment d’envoyer ceci à Balaklava, j’apprends que, réunis en conseil de guerre, après un exposé des faits et un discours du général Canrobert, à l’unanimité, les généraux, amiraux, etc., viennent de décider qu’avant l’arrivée des renforts demandés et attendus de France il ne fallait pas risquer un assaut dont l’insuccès deviendrait un désastre irréparable.

« Vous rappelez-vous, my dear, les digues que j’opposais à votre enthousiasme et à vos jeunes espérances, d’ailleurs partagées autour de nous ? Officiers et soldats ont compté sur un siège et une campagne heureusement terminés avant l’hiver. Et cet hiver arrive déjà ! Et notre armée, plus que la vôtre, commence à être cruellement éprouvée, non pas découragée, entendons-nous ; mais les malades affluent aux ambulances, et j’ai grand’peur qu’à Londres on n’ait pas prévu nos besoins de toutes sortes. D’abord, malgré les demandes des généraux en chef, nos soldats ne sont pas assez vêtus… De grandes capotes, qu’ils appellent des criméennes, viennent d’arriver pour les vôtres. Je voudrais voir ces vêtements adoptés chez nous.

« My dear, vous allez penser que j’ai le spleen ; non, vraiment ; mais peut-être suis-je encore sous l’impression de ce triste champ de la mort parcouru hier au soir…