Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/207

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rendre sa mort utile aux autres ; et voilà pourquoi cela ne peut s’appeler un suicide, car le suicide n’est autre chose que l’acte suprême de l’égoïsme, et c’est pour cela seulement qu’il est flétri parmi les hommes… À quoi pensez-vous, Arthur ?

— Je pense à ce que vous disiez tout à l’heure, que Desroches, avant de mourir, avait tué le plus d’Allemands possible…

— Eh bien ?

— Eh bien, ces braves gens sont allés rendre devant Dieu un triste témoignage de la belle mort du lieutenant, vous me permettrez de dire que c’est là un suicide bien homicide.

— Eh ! qui va songer à cela ? Des Allemands, ce sont des ennemis.

— Mais y en a-t-il pour l’homme résolu à mourir ? À ce moment-là, tout instinct de nationalité s’efface, et je doute que l’on songe à un autre pays que l’autre monde, et à un autre empereur que Dieu. Mais l’abbé nous écoute sans rien dire, et cependant j’espère que je parle ici selon ses idées. — Allons, l’abbé, dites-nous votre opinion, et tâchez de nous mettre d’accord : c’est là une mine de controverse assez abondante, et l’histoire de Desroches, ou plutôt ce que nous en croyons savoir, le docteur et moi, ne parait pas moins ténébreuse que les profonds raisonnements qu’elle a soulevés parmi nous.

— Oui, dit le docteur, Desroches, à ce qu’on prétend, était très-affligé de sa dernière blessure, celle qui l’avait si fort défiguré ; et peut-être a-t-il surpris quelque grimace ou quelque raillerie de sa nouvelle épouse ; les philosophes sont susceptibles. En tout cas, il est mort, et volontairement.

— Volontairement, puisque vous y persistez ; mais n’appelez pas suicide la mort qu’on trouve dans une bataille ; vous ajouteriez un contre-sens de mots à celui que peut-être vous faites en pensée ; on meurt dans une mêlée parce qu’on y rencontre quelque chose qui tue ; ne meurt pas qui veut.