Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/208

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— Eh bien, voulez-vous que ce soit la fatalité ?

— À mon tour, interrompit l’abbé, qui s’était recueilli pendant cette discussion : il vous semblera singulier peut-être que je combatte vos paradoxes ou vos suppositions…

— Eh bien, parlez, parlez ; vous en savez plus que nous, assurément. Vous habitez Bitche depuis longtemps ; on dit que Desroches vous connaissait, et peut-être même s’est-il confessé à vous…

— En ce cas, je devrais me taire ; mais il n’en fut rien malheureusement, et, toutefois, la mort de Desroches fut chrétienne, croyez-moi ; et je vais vous en raconter les causes et les circonstances, afin que vous emportiez cette idée que ce fut là encore un honnête homme, ainsi qu’un bon soldat, mort à temps pour l’humanité, pour lui-même, et selon les desseins de Dieu.

« Desroches était entré dans un régiment à quatorze ans, à l’époque où, la plupart des hommes s’étant fait tuer sur la frontière, notre armée républicaine se recrutait parmi les enfants. Faible de corps, mince comme une jeune fille, et pâle, ses camarades souffraient de lui voir porter un fusil sons lequel ployait son épaule. Vous devez avoir entendu dire qu’on obtint du capitaine l’autorisation de le lui rogner de six pouces. Ainsi accommodée à ses forces, l’arme de l’enfant fit merveilles dans les guerres de Flandre ; plus tard, Desroches fut dirigé sur Haguenau, dans ce pays où nous faisions, c’est-à-dire où vous faisiez la guerre depuis si longtemps.

« À l’époque dont je vais vous parler, Desroches était dans la force de l’âge et servait d’enseigne au régiment bien plus que le numéro d’ordre et le drapeau, car il avait à peu près seul survécu à deux renouvellements, et il venait enfin d’être nommé lieutenant quand, à Bergheim, il y a vingt-sept mois, en commandant une charge à la baïonnette, il reçut un coup de sabre prussien tout au travers de la figure. La blessure était affreuse ; les chirurgiens de l’ambulance, qui l’avaient