Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/209

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souvent plaisanté, lui vierge encore d’une égratignure, après trente combats, froncèrent le sourcil quand on l’apporta devant eux. S’il guérit, dirent-ils, le malheureux deviendra imbécile ou fou.

« C’est à Metz que le lieutenant fut envoyé pour se guérir. La civière avait fait plusieurs lieues sans qu’il s’en aperçût ; installé dans un bon lit et entouré de soins, il lui fallut cinq ou six mois pour arriver à se mettre sur son séant, et cent jours encore pour ouvrir un œil et distinguer les objets. On lui ordonna bientôt les fortifiants, le soleil, puis le mouvement, enfin la promenade, et, un matin, soutenu par deux camarades, il s’achemina tout vacillant, tout étourdi, vers le quai Saint-Vincent, qui touche presque à l’hôpital militaire, et, là, on le fit asseoir sur l’esplanade, au soleil de midi, sous les tilleuls du jardin public : le pauvre blessé croyait voir le jour pour la première fois.

« À force d’aller ainsi, il put bientôt marcher seul, et, chaque matin, il s’asseyait sur un banc, au même endroit de l’esplanade, la tête ensevelie dans un amas de taffetas noir, sous lequel à peine on découvrait un coin de visage humain, et sur son passage, lorsqu’il se croisait avec des promeneurs, il était assuré d’un grand salut des hommes, et d’un geste de profonde commisération des femmes, ce qui le consolait peu.

« Mais, une fois assis à sa place, il oubliait son infortune pour ne plus songer qu’au bonheur de vivre après un tel ébranlement, et au plaisir de voir en quel séjour il vivait. Devant lui, la vieille citadelle, ruinée sous Louis XVI, étalait ses remparts dégradés ; sur sa tête, les tilleuls en fleur projetaient leur ombre épaisse ; à ses pieds, dans la vallée qui se déploie au-dessous de l’esplanade, les prés Saint-Symphorien que vivifie, en les noyant, la Moselle débordée, et qui verdissent entre ses deux bras ; puis le petit îlot, l’oasis de la poudrière, cette île du Saulcy, semée d’ombrages, de chaumières ; enfin, la chute de la Moselle et ses blanches écumes, ses détours étincelant au soleil, puis tout au bout, bornant le regard, la chaîne