Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/307

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seule plume ait exprimé les vœux et les doctrines de toute une association de poëtes, il porte l’empreinte de la plus complète ignorance de l’ancienne littérature française ou de la plus criante injustice. Tout le mépris que du Bellay professe, à juste titre, envers les poëtes de son temps imitateurs des vieux poëtes, y est, à grand tort, reporté aussi sur ceux-là qui n’en pouvaient mais. C’est comme si, aujourd’hui, on en voulait aux auteurs du grand siècle de la platitude des rimeurs modernes qui marchent sous leur invocation.

Se peut-il que du Bellay, qui recommande si fort d’enter sur le tronc national près de périr des branches étrangères, ne songe point même qu’une meilleure culture puisse lui rendre la vie et ne le croie pas capable de porter des fruits par lui-même ? Il conseille de faire des mots d’après le grec et le latin, comme si les sources eussent manqué pour en composer de nouveaux d’après le vieux français seul ; il appuie sur l’introduction des odes, élégies, satires, etc., comme si toutes ces formes poétiques n’avaient pas existé déjà sous d’autres noms ; du poëme antique, comme si les chroniques normandes et les romans chevaleresques n’en remplissaient pas toutes les conditions, appropriées de plus au caractère et à l’histoire du moyen âge ; de la tragédie, comme s’il eût manqué aux mystères autre chose que d’être traités par des hommes de génie pour devenir la tragédie du moyen âge, plus libre et plus vraie que l’ancienne. Supposons, en effet, un instant, les plus grands poëtes étrangers et les plus opposés au système classique de l’antiquité, nés en France au xvie siècle, et dans la même situation que du Bellay et ses amis. Croyez-vous qu’ils n’eussent pas été là, et avec les seules ressources et les éléments existant alors dans la littérature française, ce qu’ils furent à différentes époques et dans différents pays ? Croyez-vous que L’Arioste n’eût pas aussi bien composé son Roland furieux avec nos fabliaux et nos poèmes chevaleresques ; Shakspeare, ses drames avec nos romans, nos chroniques, nos farces et même nos mystères ; le Tasse, sa Jérusalem avec nos livres de