Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/38

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et dont elle était la reine. Le même Esprit qui m’avait menacé, — lorsque j’entrai dans la demeure de ces familles pures qui habitaient les hauteurs de la Ville mystérieuse, — passa devant moi, non plus dans ce costume blanc qu’il portait jadis, ainsi que ceux de sa race, mais vêtu en prince d’Orient. Je m’élançai vers lui, le menaçant, mais il se tourna tranquillement vers moi. Ô terreur ! ô colère ! c’était mon visage, c’était toute ma forme idéalisée et grandie… Alors, je me souvins de celui qui avait été arrêté la même nuit que moi et que, selon ma pensée, on avait fait sortir sous mon nom du corps de garde, lorsque deux amis étaient venus pour me chercher. Il portait à la main une arme dont je distinguais mal la forme, et l’un de ceux qui l’accompagnaient dit :

— C’est avec cela qu’il l’a frappé. 

Je ne sais comment expliquer que, dans mes idées, les événements terrestres pouvaient coïncider avec ceux du monde surnaturel, cela est plus facile à sentir qu’à énoncer clairement[1]. Mais quel était donc cet Esprit qui était moi et en dehors de moi ? Était-ce le double des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent ferouër ? — N’avais-je pas été frappé de l’histoire de ce chevalier qui combattit toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même ? Quoi qu’il en soit, je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j’avais vu si distinctement.

Une idée terrible me vint :

— L’homme est double, me dis-je.

« Je sens deux hommes en moi », a écrit un Père de l’Église. Le concours de deux âmes a déposé ce germe mixte dans un corps qui lui-même offre à la vue deux portions similaires reproduites dans tous les organes de sa structure. Il y a en tout homme un spectateur et un acteur, celui qui parle et celui qui

  1. Cela faisait allusion, pour moi, au coup que j’avais reçu dans ma chute.