Page:Nerval - Le Rêve et la Vie, Lévy, 1868.djvu/39

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répond. Les Orientaux ont vu là deux ennemis : le bon et le mauvais génie.

— Suis-je le bon ? suis-je le mauvais ? me disais-je. En tout cas, l’autre m’est hostile… Qui sait s’il n’y a pas telle circonstance ou tel âge où ces deux esprits se séparent ? Attachés au même corps tous deux par une affinité matérielle, peut-être l’un est-il promis à la gloire et au bonheur, l’autre à l’anéantissement ou à la souffrance éternelle ?

Un éclair fatal traversa tout à coup cette obscurité… Aurélia n’était plus à moi !… Je croyais entendre parler d’une cérémonie qui se passait ailleurs, et des apprêts d’un mariage mystique qui était le mien, et où l’autre allait profiter de l’erreur de mes amis et d’Aurélia elle-même. Les personnes les plus chères qui venaient me voir et me consoler me paraissaient en proie à l’incertitude, c’est-à-dire que les deux parties de leurs âmes se séparaient aussi à mon égard, l’une affectionnée et confiante, l’autre comme frappée de mort à mon égard. Dans ce que ces personnes me disaient, il y avait un sens double, bien que toutefois elles ne s’en rendissent pas compte, puisqu’elles n’étaient pas en esprit comme moi. Un instant même, cette pensée me sembla comique en songeant à Amphitryon et à Sosie. Mais, si ce symbole grotesque était autre chose, si, dans d’autres fables de l’antiquité, c’était la vérité fatale sous un masque de folie ?

— Eh bien, me dis-je, luttons contre l’esprit fatal, luttons contre le dieu lui-même avec les armes de la tradition et de la science. Quoi qu’il fasse dans l’ombre et la nuit, j’existe, — et j’ai pour le vaincre tout le temps qu’il m’est donné encore de vivre sur la terre.

X

Comment peindre l’étrange désespoir où ces idées me réduisirent peu à peu ? Un mauvais génie avait pris ma place dans le monde des âmes ; pour Aurélia, c’était moi-même, et l’es-