Page:Nerval - Les Filles du feu.djvu/309

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— Je vous remercie, dit Wilhelm, à qui la faim avait passé, je mangerai seulement de ces truites qui sont au bout de la table. Et il fit signe à la servante de lui apporter le plat.

— Sont-ce des truites, vraiment ? dit le capitaine à Wilhelm, qui avait ôté ses lunettes en se mettant à table. Ma foi, monsieur, vous avez meilleure vue que moi-même, tenez, franchement, vous ajusteriez votre fusil tout aussi bien qu’un autre… Mais vous avez eu des protections, vous en profitez, très bien. Vous aimez la paix, c’est un goût tout comme un autre. Moi, à votre place, je ne pourrais pas lire un bulletin de la grande armée, et songer que les jeunes gens de mon âge se font tuer en Allemagne, sans me sentir bouillir le sang dans les veines. Vous n’êtes donc pas Français ?

— Non, dit Wilhelm, avec effort et satisfaction à la fois, je suis né à Haguenau ; je ne suis pas Français, je suis Allemand.

— Allemand ? Haguenau est situé en deçà de la frontière rhénane, c’est un bon et beau village de l’Empire français, département du Bas-Rhin. Voyez la carte.

— Je suis de Haguenau, vous dis-je, village d’Allemagne il y a dix ans, aujourd’hui village de France ; et moi je suis Allemand toujours, comme vous seriez Français jusqu’à la mort, si votre pays appartenait jamais aux Allemands.

— Vous dites là des choses dangereuses, jeune homme, songez-y.

— J’ai tort peut-être, dit impétueusement Wilhelm ; mon sentiment à moi est de ceux qu’il importe, sans doute, de garder dans son cœur, si l’on ne peut les changer.