Page:Nerval - Les Illuminés, 1852.djvu/177

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— Pour une image que je me créais en moi-même, pour une chimère, fugitive comme un rêve, et que je ne songeais même pas à réaliser, pour une de ces impossibilités que j’ai poursuivies toute ma vie, et que je ne sais quel destin a quelquefois rendues possibles !

— Mais quelle était cette image ? Quel était ce rêve ?

— C’était toi.

— Moi, grand Dieu !

— Toi que je voyais courir çà et là dans cette maison, toi qui passais à mes côtés dans l’escalier, dans la rue,… et qui grandissais de plus en plus, qui devenais toujours plus belle, et que je surprenais parfois à causer le soir sur le pas de la porte avec le jeune Delarbre…

Sara rougit et dit : — Mais je vous jure…

— Eh ! qu’importe ? dit Nicolas avec résolution ; n’était-il pas jeune, n’était-il pas beau et digne alors de toi, sans doute ?… N’est-ce pas naturel, n’est-ce pas même un doux spectacle pour le cœur de l’homme que l’amour pur de deux êtres beaux et jeunes… Moi je t’aimais d’une autre manière ; je t’aimais comme on aime ces étranges visions que l’on voit passer dans les songes, si bien qu’on se réveille épris d’une belle passion, faible souvenir des impressions de la jeunesse… dont on rit un instant après !

— Oh ! mon Dieu ! on le voit bien, vous êtes un poète !

— Tu l’as dit. Nous ne vivons pas, nous ! nous analysons la vie !… Les autres créatures sont nos jouets éternels… et elles s’en vengent bien aussi ! Amitié, amour, qu’est cela ? Suis-je bien sûr moi-même d’avoir aimé ? Les images du jour sont pour moi comme les visions de la nuit ! Malheur à qui pénètre dans mon rêve éternel sans être une image impalpable !… Comme le peintre, froid à tout ce qui l’entoure, et qui trace avec calme le spectacle d’une bataille ou d’une tempête, nous ne voyons partout