Page:Nerval - Les Illuminés, 1852.djvu/228

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succès de la plus utile, qui absorberait naturellement les autres. Quant à la vieille société, elle ne serait point dépouillée, seulement elle subirait forcément les chances d’une lutte qu’il lui serait impossible de soutenir longtemps.

Cependant l’écrivain vieillissait, toujours morose de plus en plus, accablé par les pertes d’argent, par les chagrins de son intérieur. Sa seule communication avec le monde était d’aller le soir au café Manoury, où il soutenait parfois à voix haute des discussions politiques et philosophiques. Quelques vieux habitués de ce café, situé sur le quai de l’Ecole, ont encore présents à la mémoire sa vieille houppelande bleue et le manteau crotté dont il s’enveloppait en toute saison. Le plus souvent il s’asseyait dans un coin, et jouait aux échecs jusqu’à onze heures du soir. A ce moment, que la partie fût achevée ou non, il se levait silencieusement et sortait. Où allait-il ? Les Nuits de Paris nous l’apprennent : il allait errer, quelque temps qu’il fît, le long des quais, surtout autour de la Cité et de l’île Saint-Louis ; il s’enfonçait dans les rues fangeuses des quartiers populeux, et ne rentrait qu’après avoir fait une bonne récolte d’observations sur les désordres et les scènes sanglantes dont il avait été le témoin. Souvent il intervenait dans ces drames obscurs, et devenait le don Quichotte de l’innocence persécutée ou de la faiblesse vaincue. Quelquefois il agissait par la persuasion ; parfois aussi son autorité était due au soupçon qu’on avait qu’il était chargé d’une mission de police.

Il osait davantage encore en s’informant auprès des portiers ou des valets de ce qui se passait dans chaque maison, en s’introduisant sous tel ou tel déguisement dans l’intérieur des familles, en pénétrant le secret des alcôves, en surprenant les infidélités de la femme, les se-