Page:Nerval - Les Illuminés, 1852.djvu/278

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autres têtes des deux sexes, de tout âge et de tout coloris. Elles avaient conservé l’action des yeux et de la langue, et surtout un mouvement dans les mâchoires qui les faisait bâiller presque continuellement. Je n’entendais que ces mots, assez mal articulés : ― Ah ! quels ennuis ! cela est désespérant.

» Je ne pus résister à l’impression que faisait sur moi la condition générale, et me mis à bâiller comme les autres.

— Encore une bâilleuse de plus, dit une grosse tête de femme, placée vis-à-vis de la mienne ; on n’y saurait tenir, j’en mourrai ; et elle se remit à bâiller de plus belle.

— Au moins cette bouche-ci a de la fraîcheur, dit une autre tête, et voilà des dents d’émail. Puis, m’adressant la parole : — Madame, peut-on savoir le nom de l’aimable compagne d’infortune que nous a donnée la fée Bagasse ?

— J’envisageai la tête qui m’adressait la parole : c’était celle d’un homme. Elle n’avait point de traits mais un air de vivacité et d’assurance, et quelque chose d’affecté dans la prononciation.

— Je voulus répondre : — Seigneur, j’ai un frère… Je n’eus pas le temps d’en dire davantage. — Ah ! ciel ! s’écria la tête femelle qui m’avait apostrophé la première, voici encore une conteuse et une histoire ; nous n’avons pas été assez assommés de récits. Bâillez, madame, et laissez là votre frère. Qui est-ce qui n’a pas de frère ? Sans ceux que j’ai, je régnerais paisiblement et ne serais pas où je me trouve.

— Seigneur, dit la grosse tête apostrophée, vous vous faites connaître bien tôt pour ce que vous êtes, pour la plus mauvaise tête…

— Ah ! interrompit l’autre, si j’avais seulement mes membres…