Page:Nerval - Les Illuminés, Lévy, 1868.djvu/135

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perte des cheveux supérieurs. Ce n’est plus le charmant petit homme d’autrefois, comme disaient ses amoureuses ; mais le temps a respecté, en apparence au moins, dix ans de sa vie.

— Me reconnaissez-vous, dit il, mademoiselle… à soixante ans ?

— Monsieur, dit Jeannette, je vous nommerais bien ;… mais mes yeux ne vous auraient pas reconnu, car vous étiez enfant lorsque j’avais dix-neuf ans ; j’en ai aujourd’hui soixante-trois.

— Je suis ce petit Nicolas Restif, l’enfant de chœur du curé de Courgis…

Et les deux vieilles gens s’embrassèrent en versant des larmes.

Ce fut une effusion pleine de charme et de tristesse. Nicolas racontait avec une mémoire soudainement ravivée son amour trop discret, ses pleurs d’enfant, et ce souvenir immortel qui le suivait au milieu de ses plus grands égarements, image virginale et pure, impuissante, hélas ! à le préserver, fuyant toujours, comme Eurydice, que le destin arrache au bras du poëte parjure !… Il songeait avec amertume que le sort l’avait justement puni d’avoir oublié son premier amour pour une passion adultère, — pour cette vertueuse et charmante Mme Parangon, dont le mari s’était vengé en lui faisant épouser Agnès Lebègue, qui pendant quarante ans, l’avait abreuvé de chagrins. — La réciprocité ! la réciprocité, cette doctrine fatale sortie du cerveau du sophiste, lui avait été appliquée bien durement, et cet homme, qui n’avait cru qu’au vieux destin des Grecs, se voyait obligé de confesser la Providence !

— Oh ! n’importe ! il est temps encore, reprit-il ; je suis libre aujourd’hui, je sais que vous l’êtes restée ;… vous étiez l’épouse que la nature me destinait : quoique tard, voulez-vous la devenir ?

Jeannette avait lu, dans un château où elle était gouvernante, plusieurs des écrits de Restif ; elle savait qu’il avait toujours pensé à elle. Ces pages éperdues d’admiration et de