Page:Nerval - Les Illuminés, Lévy, 1868.djvu/141

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Enfin, un soir, les voisins le signalent ; on l’arrête, et les garçons de boutique se disposent à le conduire chez le commissaire. La rue était pleine de monde. Le père, craignant le scandale, fait entrer Restif dans l’arrière-boutique.

— Il ne faut pas lui faire de mal ! disaient les deux sœurs.

On ferme la porte.

— Vous avez écrit ces lettres ? dit le père… à laquelle de mes filles ?…

— À l’aînée.

— Il fallait donc le dire… Et maintenant, de quel droit cherchez-vous à troubler le cœur d’une jeune personne et même de deux ?

— Je l’ignore, un sentiment impérieux…

Il se défend avec chaleur, le père s’attendrit et dit enfin :

— Il y a de l’âme dans vos lettres… Faites-vous connaître ; tirez parti de vos talents, et nous verrons.

Restif n’osa pas dire qu’il était marié et garda cette scène à effet pour son roman, où il employa consciencieusement les lettres écrites à deux fins, la jalousie innocente des deux sœurs, l’arrestation, la scène du père, dont il fait un Anglais, parce qu’alors Richardson était en vogue ; il y ajouta quelques épisodes de ses propres aventures, et renforça le tout d’un caractère de jésuite qui, devenu père d’une fille, la marie en Californie, « pays, dit l’auteur, où l’on est pour le moins aussi stupide qu’au Paraguay. » Le manuscrit fini, Restif voulut consulter un aristarque. Il choisit un certain Progrès, romancier et critique dont le chef-d’œuvre était la Poétique de l’opéra bouffon. Progrès lui fit couper la moitié du livre. Il fallait encore demander un censeur ; on pouvait le choisir. Restif obtint M. Albaret, qui lui donna une approbation flatteuse. « Cette approbation, dit Restif, m’éleva l’âme. » Il se hâta de l’envoyer à M. Bourgeois, le marchand de soieries, en le priant de lui permettre de dédier l’ouvrage à Mlle Rose ; le marchand répondit en déclinant cet honneur dans une lettre fort polie. « Comment, dit l’auteur pouvais-je alors imaginer qu’il me