Page:Nerval - Voyage en Orient, I, Lévy, 1884.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
9
INTRODUCTION.

rêvèrent celui de dieux plus indulgents, ils invoquèrent l’antique Éros et sa mère Aphrodite, et leurs hommages allèrent frapper des cieux lointains désaccoutumés de nos prières.

Dès lors, imitant les chastes amours des croyants de Vénus Uranie, ils se promirent de vivre séparés pendant la vie pour être unis après la mort, et, chose bizarre, ce fut sous les formes de la foi chrétienne qu’ils accomplirent ce vœu païen. Crurent-ils voir dans la Vierge et son fils l’antique symbole de la grande Mère divine et de l’enfant céleste qui embrasent les cœurs ? Osèrent-ils pénétrer à travers les ténèbres mystiques jusqu’à la primitive Isis, au voile éternel, au masque changeant, tenant d’une main la croix ansée, et sur ses genoux l’enfant Horus sauveur du monde ?…

Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de grande mode en Italie. L’école néoplatonicienne de Florence triomphait du vieil Aristote, et la théologie féodale s’ouvrait comme une noire écorce aux frais bourgeons de la renaissance philosophique qui florissait de toutes parts. Francesco devint un moine, Lucrèce une religieuse, et chacun garda en son cœur la belle et pure image de l’autre, passant les jours dans l’étude des philosophies et des religions antiques, et les nuits à rêver son bonheur futur et à le parer des détails splendides que lui révélaient les vieux écrivains de la Grèce. Ô double existence heureuse et bénie, si l’on en croit le livre de leurs amours ! quelquefois les fêtes pompeuses du clergé italien les rapprochaient dans une même église, le long des rues, sur les places où se déroulaient des processions solennelles, et seuls, à l’insu de la foule, ils se saluaient d’un doux et mélancolique regard : « Frère, il faut mourir ! — Sœur, il faut mourir ! » c’est-à-dire nous n’avons plus que peu de temps à traîner notre chaîne… Ce sourire échangé ne disait que cela.

Cependant Polyphile écrivait et léguait à l’admiration des amants futurs la noble histoire de ces combats, de ces peines, de ces délices. Il peignait les nuits enchantées où, s’échappant de notre monde plein de la loi d’un Dieu sévère, il rejoignait