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INTRODUCTION.

Καλιμέρα (bonjour), me dit le marchand d’un air affable, en me faisant l’honneur de ne pas me croire Parisien.

Πόσα (combien) ? dis-je en choisissant quelque bagatelle.

Δέϰα δράγμαι (dix drachmes), me répond-il d’un ton classique.

Heureux homme pourtant, qui sait le grec de naissance, et ne se doute pas qu’il parle en ce moment comme un personnage de Lucien.

Cependant le batelier me poursuit encore sur le quai et me crie comme Caron à Ménippe :

Ἀπόδος, ὦ ϰατὰρατε, τὰ πορθμεῖα ! (paye-moi, gredin, le prix du passage !)

Il n’est pas satisfait d’un demi-franc que je lui ai donné ; il veut une drachme (quatre-vingt-dix centimes) : il n’aura pas même une obole. Je lui réponds vaillamment avec quelques phrases des Dialogues des Morts. Il se retire en grommelant des jurons d’Aristophane.

Il me semble que je marche au milieu d’une comédie. Le moyen de croire à ce peuple en veste brodée, en jupon plissé à gros tuyaux (fustanelle), coiffé de bonnets rouges, dont l’épais flocon de soie retombe sur l’épaule, avec des ceintures hérissées d’armes éclatantes, des jambières et des babouches ! C’est encore le costume exact de l’Île des Pirates ou du Siège de Missolonghi. Chacun passe pourtant sans se douter qu’il a l’air d’un comparse, et c’est mon hideux vêtement de Paris qui provoque seul, parfois, un juste accès d’hilarité.

Oui, mes amis ! c’est moi qui suis un barbare, un grossier fils du Nord, et qui fais tache dans votre foule bigarrée. Comme le Scythe Anacharsis… Oh ! pardon, je voudrais bien me tirer de ce parallèle ennuyeux.

Mais c’est bien le soleil d’Orient et non le pâle soleil du lustre qui éclaire cette jolie ville de Syra, dont le premier aspect produit l’effet d’une décoration impossible. Je marche en pleine couleur locale, unique spectateur d’une scène étrange, où le passé renaît sous l’enveloppe du présent.