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LES FEMMES DU CAIRE.

mable. Suivez-la seulement, et, si elle vous regarde en face au moment où elle ne se croira pas remarquée de la foule, prenez le chemin de votre maison ; elle vous suivra. En fait de femmes, il ne faut se fier qu’à soi-même. Les drogmans vous adresseraient mal. Il faut payer de votre personne, c’est plus sûr.

— Mais, au fait, me disais-je en quittant le peintre et le laissant à son œuvre, entouré d’une foule respectueuse qui le croyait occupé d’occupations magiques, pourquoi donc aurais-je renoncé à plaire ? Les femmes sont voilées ; mais je ne le suis pas. Mon teint d’Européen peut avoir quelque chance dans le pays. Je passeras en France pour un cavalier ordinaire ; mais au Caire je deviens un aimable enfant du Nord. Ce costume franc, qui ameute les chiens, me vaut du moins d’être remarqué ; c’est beaucoup.

En effet, j’étais rentré dans les rues populeuses, et je fendais la foule étonnée de voir un Franc à pied et sans guide dans la partie arabe de la ville. Je m’arrêtais aux portes des boutiques et des ateliers, examinant tout d’un air de flânerie inoffensive qui ne m’attirait que des sourires. On se disait : « Il a perdu son drogman, il manque peut-être d’argent pour prendre un âne… ; » on plaignait l’étranger fourvoyé dans l’immense cohue des bazars, dans le labyrinthe des rues. Moi, je m’étais arrêté à regarder trois forgerons au travail qui semblaient des hommes de cuivre. Ils chantaient une chanson arabe dont le rhythme les guidait dans les coups successifs qu’ils donnaient à des pièces de métal qu’un enfant apportait tour à tour sur l’enclume. Je frémissais en songeant que, si l’un d’eux eût manqué la mesure d’un demi-temps, l’enfant aurait eu la main broyée. Deux femmes s’étaient arrêtées derrière moi et riaient de ma curiosité. Je me retourne, et je vois bien, à leur mantille de taffetas noir, à leur pardessus de levantine verte, qu’elles n’appartenaient pas à la classe des marchandes d’oranges du Mousky. Je m’élance au-devant d’elles, mais elles baissent leur voile et s’échappent. Je les suis, et j’arrive bientôt dans une longue rue, entrecoupée de riches bazars, qui traverse toute la ville. Nous