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VOYAGE EN ORIENT.

La foi religieuse est si forte dans ce pays, qu’après les pleurs versés au moment de la séparation, personne ne songe plus qu’au bonheur dont les défunts doivent jouir au paradis de Mahomet. Les familles font apporter leur dîner près de la tombe, les enfants remplissent l’air de cris joyeux, et l’on a le soin de faire la part du mort et de la placer dans une ouverture ménagée à cet effet devant chaque tombeau. Les chiens errants, présents d’ordinaire à la scène, conçoivent l’espérance d’un souper prochain, et se contentent, en attendant, des restes du dîner que les enfants leur jettent. Il ne faut pas croire non plus que la famille pense que le mort profitera de l’assiettée de nourriture qui lui est consacrée ; mais c’est une vieille coutume qui remonte à l’antiquité. Autrefois, des serpents sacrés se nourrissaient de ces offrandes pieuses ; mais, à Constantinople, les chiens aussi sont sacrés.

En sortant de ce bois, qui tourne autour d’une caserne d’artillerie, bâtie dans de vastes proportions, je me retrouvai sur la route de Buyukdéré. Une plaine inculte couverte de gazon s’étend devant la caserne ; là, j’assistai à une scène qui ne peut être séparée de ce qui précède ; quelques centaines de chiens se trouvaient réunis sur l’herbe, exhalant des plaintes d’impatience. Peu de temps après, je vis sortir des canonniers qui portaient, deux par deux, d’énormes chaudrons, au moyen d’une longue perche pesant sur leurs épaules. Les chiens poussèrent des hurlements de joie. À peine les chaudrons furent-ils déposés à terre, que ces animaux s’élancèrent sur la nourriture qu’ils contenaient ; et l’occupation des soldats était de diviser le trop grand encombrement qu’ils formaient au moyen des perches qu’ils avaient gardées.

— C’est la soupe que l’on sert aux chiens, me dit un Italien qui passait ; ils ne sont pas malheureux !

» Je crois bien que, au fond, il n’y avait là que les restes de la nourriture des soldats. La faveur dont les chiens jouissent à Constantinople tient surtout à ce qu’ils débarrassent la voie publique des débris de substances animales qu’on